Marie et lui

30.6.16

C’est un matin pourpre. Un matin de plus, un matin de trop. Le jour tape à la fenêtre si fort qu’il pourrait casser un carreau. Le soleil pénètre dans la cuisine comme un tueur en série. C’est que Marie en a vu naître des jours et des soleils, des étendus dans le ciel, des beaux et des souriants, des crevards et des belliqueux, à qui elle a donné une vie de labeur et de prières. Des jours, des années, des décennies qu’elle vit ici, dans cette campagne folle où l’aube découpe la nuit au scalpel.
C’est une lumière sale où la poussière danse dans ses yeux. Une lumière de cendres qui la poursuit et l’aveugle. Elle se dépose en couche sur les meubles, recouvre peu à peu le temps d’avant où dans cette maison, elle y avait une joie. Cinq ans qu’elle n’époussette plus entre le vide des heures. Cinq ans que chaque matin, elle ferme les yeux et laisse des couleurs vermeilles et violacées flotter sous les paupières et recouvrir son iris. Quand elle ouvre les yeux, elle a toujours une impression de désordre ; son corps vacille au sein des fleurs séchées qui apparaissent en bouquet dans son champ de vision.  Elle perd ses repères, se souvient. De lui, de son humeur maussade et de ses râles de bonheur, de sa place en tête de table et de son verre de vin qui laissait une auréole sur la toile cirée, de son Opinel avec lequel il tranchait le pain, de son bol de soupe qu’il lapait avec de grands bruits de bouche. Elle le rappelle à elle, le convoque dans le souvenir, ne garde de lui que le tendre et l’infra-ordinaire. 
C’est un matin rouge du manque. Dehors, la brume joue des coudes avec une rivière pauvre. Un chien jaune aboie au tueur du temps. Le soleil l’abandonne, monte sur le toit et s’écrase sur la maison pour en faire sa chape de plomb.

© Raymond Depardon


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