Emma et Ludwig

3.7.16

Elle relit son texte avant l’appel. Elle est arrivée juste à l’heure pour la répétition. Ce soir, elle joue. C’est la générale. L’angoisse est montée très tôt, dès potron-minet. Elle s’est levée, a enfilé la première robe qui traînait et a filé rue Verneuil pour attraper in-extremis un tramway. Son cœur chancelant, sur un strapontin, elle a commencé à lire, les mêmes lignes que la veille – le passage dont elle a du mal à se souvenir, sa tirade du deuxième acte. Au premier arrêt, rue Levallois, elle a levé les yeux sur une porte cochère. Elle a vu un homme, sortir d’un immeuble cossu, le sourire aux lèvres. Elle a vu aussi son reflet dans la vitrine d’un tailleur, sa silhouette ramassée sur son siège, ses ballerines usées et ce manteau en fausse fourrure que lui a refilé sa tante – loque qu’elle tenait déjà de sa grand-mère. L’homme est monté dans le tramway. Elle a baissé le regard, enfoui sa honte dans les pages tandis que lui, bel homme en costume strict rehaussé d’un haut-de-forme, s’asseyait à côté d’elle. 

Elle est normalement à dix minutes du théâtre mais, ce matin, le tramway ne repart pas de Levallois. Le chauffeur à l’autre bout de l’omnibus s’excuse sans que personne ne comprenne de quoi il en retourne. L’homme se présente en tendant la main au-dessus du livre. Ludwig. Emma. La poignée de mains est douce et les regards se croisent dans une brume côtelée de jaune. Les présentations effectuées, Emma retourne à sa lecture, plus pour ne pas avoir à faire la conversation que pour apprendre son texte. L’air est vicié par une fumée de charbon qui s’échappe d’un vendeur de marrons, juste de l’autre côté de la rue. Ludwig se tait et Emma sent son souffle chaud parcourir ses épaules. Elle se surprend à étouffer une expiration de bonheur.

Elle relit avant l’appel du metteur en scène. Tout à l’heure, Ludwig l’a embrassée sous la porte cochère. Ils ont couru tous les deux, main dans la main, pour ne pas rater la dernière répétition avant la générale. Emma porte le haut-de-forme de Ludwig, c’est un peu ridicule mais cela lui donne du courage de savoir que ce soir à l’orchestre, il y aura un souffleur.

Woman reading behind stage 1926 © André Kertész


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