La tache sur la jupe

3.9.16

La vision se trouble quand trop de carrefours se proposent au noeud de la route. Les virages qu’on monte en épingle, entre lesquels des buissons tapissent l’ombre, ne sont que pièges d’épines, nids de ronces à saigner – taches immortelles. 

Elma ne voulait plus faire le chemin. La pente était trop raide. Ils s’étaient enfuis depuis des jours, des mois, peut-être des années. Elle ne savait plus. Le temps était comprimé, sans dates auxquelles se raccrocher, depuis que l’exil était devenu leur vie. Avec elle, près d’elle, sa tante Maria et son neveu Felipe. Tous les trois, seuls et vides, marchaient sur cette route battue d’éternels départs.
Fuir ensemble : c’est ce que tante Maria dit après les évènements et qu’elle ne cessait de répéter depuis lors. Notre seul espoir de résister est la fuite. Felipe avait baissé les yeux – jamais il ne discutait les paroles de sa mère. Elma, elle, ne voulait pas partir. Elle ne voulait pas quitter sa mère comme ça, en laissant tout derrière elle. Elle réfutait chaque point avancé par Maria. Le conflit, bien sûr, la peur, les hordes de mercenaires armés, les exécutions sommaires de soldats, la tache de sang sur la jupe et la mort évidemment qui suçait leurs murs chauds comme un lézard.
Et puis, de toute façon, et c’était finalement le seul argument recevable, tante Maria n’était pas sa mère et elle n’avait pas à lui donner d’ordre. Ici était sa vie et malgré le village assiégé, le sang et les cris, c’est ici qu’elle devait vivre. Résister oui, mais avec les siens, garder la tête haute, ne pas se sauver comme des lâches, ne pas croire que la fuite allait éclairer l’ombre. Elle retournerait au pays.
Maria fut consternée par la réaction de sa nièce, elle qui avait vu l’horreur. Entre elles, grandit alors une colère sourde qui modifia à jamais leurs visages.
Tante Maria plaqua sur le sien un masque de fer, un visage devenu lacis de lignes endurcies par la peine. Un renfrognement qui cachait toute la tristesse qu’elle éprouvait, elle aussi ; jusque dans le déni. Elle se persuadait pourtant que le départ ne pouvait être autrement que définitif, que les hommes désormais s’étaient emparés de leur terre et qu’ils brûleraient tout sur le passage, ne laissant que de la suie de leur vie. 
Quant à Elma, elle lissa sa peau d’amours mortes, laissa la colère se couler en trouble, jusqu’à disparaître pour mieux atteindre la vengeance qui attisait ses veines d’un feu impétueux. Elle s’arrêta de fuir pour revenir, aidée par le souvenir et la douleur, portée par la mémoire intacte de cette tache de sang laissée par le crâne de sa mère sur sa jupe.

[Brief Encounters] (1967) - Kira Muratova

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