Ton rire

Un jour, je n’ai plus entendu ton rire. J’avais beau relire tes lettres empreintes d’un humour fin et intelligent, sourire dans un souffle de nostalgie à tes calembours, à tes saillies teintées d’un léger cynisme, je ne discernais plus ta voix. Je n’entendais plus tes éclats de rire d’autrefois, si singuliers, si réels à chaque mot que j’avalais goulûment. Avant, je te lisais de tellement près que tu apparaissais entre les lignes. Chaque texte de toi me promettait l’ivresse, chassait l’angoisse comme chaque printemps balaye l’hiver. Longtemps, je me suis enfoui dans ta correspondance. Quand les jours étaient trop lourds à porter, j’ouvrais au hasard une lettre de toi et c’était à nouveau te faire rire à gorge déployée, voir s’ouvrir ta bouche, ta nuque se tendre, ta tête basculer en arrière, ton corps se secouer de spasmes, ta langue se dévoiler dans ton palais, entendre et entendre encore ce rire résonner dans la pièce et enfin te voir surgir face à moi, tellement présent.
Mais, un jour, je n’ai plus lu ton rire. J’ai lu l’absence. C’en était fini. Je t’avais trop lu. J’avais cessé de te faire rire.

  • 29.4.17

Entre les draps

On retrouvera des lettres entre les draps, dans une armoire normande au bois vermoulu. Dans la chambre où la poussière a figé le temps, on traversera en quelques pas des années de silence. Contre le mur, calé par des livres de papier jaune, le grand bahut nous craquera sa vérité enfouie. Il faudra de la patience pour ouvrir l’armoire à la serrure grippée. On insistera. La clef en laiton fera des tours perdus à l’angoisse de la découverte. Les battants finiront par céder dans un frémissement. Sur les étagères, des piles de linge viendront sous nos yeux disperser les lunes, dévoiler des années d’intimité au jour neuf. 
On retrouvera des lettres entre les draps de lin pliés au carré. Avant le brin sec de lavande, un flacon d’huile essentielle de cèdre, un reste d’odeur humaine. Des lettres oubliées dans les plis du passé, à l’abri du regard de l’autre. Cet autre à qui on a caché les mots. Sur les enveloppes, on admirera la calligraphie, les hautes jambes des lettrines, les vieux timbres et les dates évoquées feront passer le siècle pour une respiration. 

  • 22.4.17

Entre la salière et le poivrier

Il y a ces mots sur la table posés entre la salière et le poivrier. Des mots sur un papillon de papier griffonnés au dos d’une enveloppe entre les vagues du timbre oblitéré. Tu as testé la mine de ton stylo, fait quelques vagues entre les vagues. Toujours à essayer d’endiguer les creux par des secousses. Tu as retourné le papillon, pris le stylo entre tes doigts tremblotants. Le pouce a ripé une première fois, je le vois au trait fuyant de ton premier R. Une ligne d’abandon, une main qui hésite. Le reste est pour nous deux, un mystère que l’amour n’aura jamais éclairé. Des mots débordés, des mots affolés que j’ai lus avec ta voix dans la tête, une voix au timbre rocailleux, un fossé entre les lettres. A chaque espace et saut de ligne, à chercher le sens, je me suis perdu. A vouloir toucher ton esprit, je n’ai trouvé que l’âpreté du manque. Quelques mots posés sur la table entre la salière et le poivrier. 
  • 16.4.17

Insinuation

Il s’insinue dans ma tête comme un songe au réveil qui m’assaille sans savoir qui ou quoi de la nuit ou du jour précédent l’a provoqué ; s’il fait partie d’un rêve tombé subitement dans la réalité ou, à l’inverse, s’il est une pièce de la réalité venue se prendre dans le filet d’un rêve. Il est un mot, ou du moins le langage lui donne l’apparence d’un mot. Un mot sans queue ni tête, un mot plein de sous-entendu, un mot qui ne cesse de parcourir les méandres de mon esprit. Il y a d’abord un son, lourd, plombé de doute qui ne résonne que pour moi et ensuite l’enchaînement de la verbalisation mentale : la mise en forme habituelle en un mot correctement composé de syllabes, de lettres bien taillées, propres, presque palpables. Derrière se cache une signification, tout aussi brève que peut l’être l’apparition puis la disparition de la tête d’un coucou s’éjectant et se rétractant d’une pendule. En quelque sorte, je suis face à la disparition inéluctable d’un mot, d’une idée ayant pris l’apparence d’un mot et qui, quelques secondes plus tôt, était un appel au réveil – le coucou du coucou – pour brusquement s’effacer à jamais dans le dedans du dedans de ma pendule.

  • 1.4.17

Exclamation

Elle s’est ajoutée une exclamation à la fin, pour montrer son enthousiasme. Elle s’est même ponctuée de trois points d’exclamation pour insister, comme si elle voulait exprimer la joie ou me crier quelque chose enfermée depuis longtemps en elle. Elle a cru bon de s’ajouter un smiley en bout de ligne pour signifier au-delà de son enthousiasme le bonheur qu’elle a éprouvé à s’écrire. Le smiley rond et jaune arbore un large sourire, ou bien est-ce un rire. Oui, c’est un rire. Elle rit d’elle-même sans vergogne. Elle n’est pourtant pas drôle. Elle s’est simplement rédigée : un sujet un verbe un complément sans grand talent, un sujet un verbe un complément qui ne disent pas grand-chose. Elle est vide au milieu de nulle part, mais pourtant bien là sous mes yeux et sur mon écran. Elle s’est jetée dans le Grand Tout et ne réagit plus. Elle est seule, si seule que j’en viens à me demander si elle m’est vraiment destinée, si en définitive elle signifie quelque chose, si elle n’est pas tombée d’un ensemble de phrases qui, lui, faisait sens. Je serais victime d’une chute de phrase, d’une phrase désormais orpheline. Maintenant qu’elle est là, sous mes yeux, sur mon écran, comment faire pour retrouver la trace de ses sœurs ?
  • 1.4.17