Videur de seaux

1.9.10

imageTu videras les seaux. Les hommes ne coupent pas et tu n’es pas assez costaud pour porter. Septembre commence toujours par cet arrêt. A quinze jours des vendanges, il s’agit maintenant de répartir les rôles. La colle, l’équipe des vendangeurs, se compose. Ta mère, tes tantes, leurs deux amies et ta grand-mère seront à la coupe, comme chaque année. Les femmes ont l’échine souple, elles peuvent se courber facilement pour atteindre la souche et elles sont plus habiles que les hommes avec le sécateur : sectionner la grappe, c’est leur métier. Jean portera la hotte sur son dos, c’est un homme jeune et robuste qui ne renâcle pas à la tâche. L’équipe composée, les jours défilent et nous attendons la date de l’ouverture de la cave coopérative pour débuter la récolte annuelle.

Vider les seaux est un métier. Faut que tu apprennes. Tu dois être vigilant, plus la colle est importante, plus il te faudra être attentif. Personne ne doit rester avec un seau plein, cela ralentit la cadence et ce temps d’inactivité est une perte de productivité, tu comprends ? Par contre, il ne faut pas vider qu’un seul sceau dans la hotte de Jean et le laisser attendre avec le poids sur les épaules. Tu dois avoir l’œil et remplir la hotte dans la foulée. Pour cela, tu attends qu’il y ait cinq seaux pleins pour commencer à le charger, tu as compris ? Et dernière indication, fais attention quand tu vides, accompagne ton mouvement, ne jette pas les raisins d’un seul coup, vide avec souplesse, les épaules de Jean sont notre gagne-pain, pigé ?

C’est le grand jour. La tension est palpable. Tu vois, j’ai fait le tour de la propriété, sondé les grappes, à l’œil (la couleur parfaite doit scintiller au soleil), au volume (le raisin doit tenir dans ma main ouverte) et je peux te dire aujourd’hui que la récolte sera bonne, mon fils ! Et si ce n’est pas le cas, garde-le pour toi, je rajouterais du sucre liquide dans la benne. Parfaitement en ligne au bas de la vigne, chacun sa rangée, la colle démarre. Très vite, grand-mère prend de l’avance et remplit son seau à une vitesse hallucinante. Arrimée au coteau et voûtée comme un aimant, elle semble gravir la vigne en varappe. Derrière, mère, mue par son statut de patronne, vise la pole position et talonne le rang de l’auteur de ses jours. Plus loin, les tantes et amies sont hors courses, elles papotent entre chaque cep de vigne et goûtent le grain de Carignan sous le regard noir du meneur de colle. Regarde-les celles-là qui traînent, la vieille les tuera tous, je te le dis ! Je vide les seaux, prends soin du dos de Jean en jouant de mes avant-bras dans le déversement du raisin dans la hotte. Ma tâche est difficile, les deux récipients du duo de tête se remplissent toujours plus vite que ceux des traînardes. Je ruse et tasse d’un coup de pied le raisin des premières pour permettre aux dernières de rattraper leur retard.

Fin de journée. Sur la table de la cuisine, le meneur de colle débriefe sur un petit cahier à spirales. Tu vois mon fils, je savais que la récolte serait bonne cette année. Premier jour et nous avons rentré plus de deux tonnes avec douze degrés de moyenne et sans sucre ! Mère et grand-mère sont avachies sur leurs chaises, déjà le mal de dos les pince. Elles n’en disent rien. Tu as fait un bon boulot, t’es un vrai videur de seaux, tu sais ? Encore trois semaines avant le bal des vendanges.

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