Les miettes

15.7.12

Le petit doigt tendu sur la table rassemble le pain perdu. Miettes étalées d’un repas tout aussi raide, les raclements sont vifs et se veulent adroits malgré les vapeurs de vin qui emplissent tes yeux. Tu baisses le regard, t’appliques à aligner les rognures, la mie avec la mie, les croûtes avec les croûtes. Ta main droite balaye la table tandis que la gauche dégage mollement ce qui, encore présents sur la table, te gêne : la salière, la carafe d’eau, le repose-plat… Sauf ton verre avec un fond de vin rouge gras que tu éloignes puis ramène vers toi tel un enfant épris de son jouet. Tu pousses, contournes, et autour de toi, d’autres mains s’empressent de débarrasser, le silence greffé sur tes gestes lents. Ta tête est lourde, tu bascules, d’un côté de l’autre, les mains désormais à plat devant les deux petits tas rectilignes. Tu les regardes en coin, un reniflement pendu à ton nez que tu contiens par une saillie dans tes yeux. Sais-tu à ce moment là que l’on t’observe ? Moi, à l’affut d’un ronflement soudain, de ta tête qui cogne la table, d’une perte de connaissance. Elle, ta femme, pétrie de mépris pour l’homme que tu es devenu, qui te regarde agir bourrue et lasse par habitude. Je ne sais pas, je ne crois pas. A moins que ce ne soient nos regards qui te renfrognent et te font perdre consistance au point de te prêter à ce tic, à ce cérémonial des miettes. Deux lignes parfaites de pain perdu comme deux longs sourcils tendus vers nous, pareils aux tiens lorsque faussement étonné, tu nous les dresses étirés sous ton front plissé pour nous dire en silence : Et alors ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que vous me voulez ? On s’éloigne, au salon, dans ma chambre, dans l’ignorance ou pour ne plus te gêner. Et toi, tu restes un long moment ainsi figé, vissé sur ta chaise, seul devant tes miettes et ton fond de vin rouge.

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