Elle ne sort que le soir

22.10.19

Elle ne sort que le soir, habillée d’habits propres et parfumée de frais.
Elle sort traîner dans les troquets, pour diluer sa peine dans des pintes de bière.
Elle a la peau brune, tannée par le soleil et son visage n’affiche aucun âge. On y devine cependant des années troubles que l’alcool brouille encore un peu plus. Elle laisse leur poids retomber dans des bajoues gonflées, des yeux rouge sang et une parole confuse.
Elle parle seule ou à des gens qu’elle attrape au comptoir pour donner à sa voix une paire d’oreilles vierges.
Elle cause sans discernement des uns et des autres et ses vilains mots tirent sur les fines craquelures qu’elle porte à la commissure des lèvres comme le témoin de l’usure du temps.
Quand elle parle, ce n’est que bredouillement et au bout de ses phrases, elle jette un mot plus haut qui fait tressaillir le comptoir, une injure grasse et pleine d’un ressentiment factice.
L’insulte est le point final à sa sentence au-delà de laquelle il n’y a plus rien à dire. Alors elle tourne un instant sur son tabouret cherchant sa prochaine victime, son prochain fantôme puis elle recommence en affûtant sa diatribe.
Les borborygmes s’enchaînent, on comprend parfois un prénom, un nom, un sobriquet. Mais on ne sait pas qui sont ces personnes, ni ce qu’elle leur reproche. Elle en a contre la terre entière qui la porte malgré elle. Parfois dans un élan de lucidité, elle décoche un sourire comme si elle se moquait d’elle-même et des propos injurieux qu’elle profère. Sa bouche semble se craqueler, ses lèvres entrouvertes creusent des sillons si profonds qu’un instant on croit la perdre ; on redoute de voir son visage se démolir comme une tour de Lego, qu’elle se dissolve dans l’alcool, qu’elle disparaisse au fond de son verre.

22/10/2016

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