Le foyer des matelots

24.5.10

image Six heures me séparent de ma région. Loin des miens, c’est la première fois que je suis livré à moi-même au milieu d’étrangers de tout horizon. Mon entourage est bien français comme moi mais nos différences sont tellement importantes qu’il me semble vivre dans un autre pays : une sorte d’agglomérat de plusieurs régions dans un même espace restreint. Cette mixité sociale et régionale donne à la vie une certaine saveur, une découverte pour moi. Je suis contraint de me frotter à l’autre, celui qui me fait peur depuis toujours. Non pas que je sois complètement sauvage mais la promiscuité avec l’inconnu a toujours été une épreuve. Dans cette caserne, j’ai maintenant l’obligation de découvrir, de dialoguer ou de passer douze mois à subir.

C’est à Rochefort sur mer que j’échoue, dans la base aéronavale non loin du célèbre fort où le Boyard est convoité. Tout y est strictement organisé. Chaque bâtiment semble avoir été déposé par hélitreuillage et le camp est organisé comme un gigantesque Tetris horizontal. Des allées longues de plusieurs centaines de mètres sont jalonnées de panneaux indicateurs révélant des informations insondables : B1A1 S-OFF CARTER II OFF-MEZ. Une dialectique nouvelle que je vais vite absorber. Des espaces verts rutilants aux haies taillées au cordeau et à la propreté irréprochable, malgré l’absence de poubelles, ponctuent chaque intersection. Au centre de chacun d’eux, une stèle en mémoire de je ne sais quel lieutenant de vaisseau, vice-amiral d’escadre, capitaine de frégate ou de goélette, tous étrangement mort pour la patrie mise à part les matelots pour lesquels aucun monument souvenir n’est érigé. Je trace ma route, coiffé de mon bachi ridicule, toujours en repérage dans un univers tristement banalisé.

Au bout de l’avenue B12, un bâtiment plus petit semble tordre le coup à la rigidité des lieux. Plus je m’avance et plus cet endroit devient grossier face à l’austérité des navires de bétons qui l’entourent. Sur sa façade, une grande enseigne rouge d’une dizaine de mètres de long troue le gris des mortiers liant l’ensemble. Sur celle-ci est inscrit en grandes lettres capitales : FOYER DES MATELOTS. J’entre pour la première fois dans l’enceinte de la décadence. A l’intérieur, tout est désordre. Une vaste salle où résonne un brouhaha démentiel jusque dans ses hauts plafonds qui accentuent l’écho. Six baby-foot sont disposés dans un alignement approximatif et les claquements des tiges de ferraille se noient dans une rumeur gutturale permanente. Des tables de bistro en formica sont rangées par affinité de groupe de personnes et une centaine de pompons rouges dansent en équilibre sur les dossiers des frêles chaises pliantes. Un capharnaüm incroyable rompt les principes militaires. C’est évident, cet espace est dévolu au soulagement des troupes, à l’expulsion concentrée des tensions réglementaires de l’extérieur. Et sa mission de défouloir qualifié est menée sans réserve sur toute sa surface. Jusqu’au fond de l’antre où trône le saint de tous les saints, le bar à bières, unique boisson servie dans ses lieux. Le zinc étendu sur toute la longueur de la salle est jonchée de cadavres de canettes métalliques. La bonne Kro du militaire, celle qui lui permet d’oublier son année de sacrifice pour la nation.

Durant cette année au sein de la marine nationale, les trois-quarts de mon temps se sont dilués dans ses murs, au bout de l’avenue B12. De l’obligation à la mixité est née le plaisir de rencontrer d’autres personnes regroupées, elles aussi, dans un espace réglementé pour le bien de notre armée et le service au pays. Accoudé au comptoir, j’ai croisé d’autres univers désinhibés par l’alcool à profusion mais aussi par l’uniforme bleu qui annulait nos apparats civils et conventions sociales. Se sont ainsi ouverts de nombreux échanges et discussions profitables pour le reste de mon existence, une expérience que je n’aurai jamais vécue sans cette mise à l’épreuve. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le foyer des matelots, ce joyeux bordel chaste de troufions, reste un souvenir fort d’une période surréaliste de ma vie.

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