Encore plus bleu

Lorsque d’une étincelle il allume son regard, il relâche ses vieux os dans le vif de son enfance. Le bleu de ses yeux s’intensifie pour devenir encore plus bleu. Une lueur interne le flatte - douce tension dans sa tête qui le fait tanguer dans son fauteuil - et d’un tour de manivelle le replace trente ans plus tôt, aux abords fragiles des années d’insouciance.

Ses paroles naissent péniblement dans son regard, les mots affluent en chahut dans les nervures rouges qui éclatent son iris. Perdu dans de nébuleux souvenirs, il tente de débusquer l’histoire en amassant le plus de bleu possible. Puis d’un seul trait, jaillissent des mots bruts et des phrases mal agencées qui éclatent dans l’air comme des ritournelles échappées d’un soixante-dix-huit tours rayé. Il suffit d’attraper au vol un groupe de mots et d’assembler les pièces du discours en puzzle pour rétablir le sens.

Le jeu est simple tant les histoires ont été rabâchées. Toujours les mêmes avec leur même rondeur en bouche, même bleu à l’âme, même désordre dans l’énoncé, même redite, même chute. Après la litanie, il attend de voir nos réactions, persuadé de nous avoir servi une histoire inédite et que sa primeur va provoquer l’enthousiasme dans nos âmes hébétées de jeunes gens. Nous feignons, bien sûr, pour relancer son cœur suspendu à nos lèvres. Des étonnements bien sentis, des rires exagérés, des exclamations trop hautes et quelques dévotions à son époque bénie assorties de lamentations sur ce paradis perdu et nous le sentons déjà revigoré, en paix au moins pour quelques jours.

Ses yeux reprennent alors le bleu neutre de la vieillesse jusqu’au prochain chapelet de souvenirs qui nous le donnera à vivre une fois de plus.


  • 3.5.14