Attraper le fil #RatsTaupiers #Fragments

28.8.15

Echantillon de fragments qui vont ponctuer un recueil en cours...

Je compose par fragments avec un fil qui est celui de mon père. Un fil c’est ténu, ça se tend, ça bande puis ça casse. Les histoires que vous allez lire sont les cassures de ce fil trop tendu. Comme toute brisure, elles sont lourdes en pathos ou pleines de futile. On casse pour revivre ou on casse pour faire le plein de légèretés. Les rats-taupiers sont les rongeurs du fil.

Le fil du père. Ce cordon qu’il a coupé. Mais est-ce vraiment lui qui l’a coupé ? Je ne saurai jamais. Toujours est-il que le fil depuis sa mort s’est raccommodé, accommodé pour me laisser souffler. Des ponts où je ne lui ressemble pas, des voies navigables sans son poids sur mes épaules. Des aqueducs composés d’une eau claire où j’exerce mon libre-arbitre sans lui à mes côtés. Puis il revient d’abord dans ma tête puis dans mes reins, à me murer le dos de son absence.

Et l’amer qu’il donne. Sans la mère, identité trouble, sans véritable affect, elle passe entre le fil. Est la rupture. La cassure d’eux, lui et elle. Je suis le fil à couper leur beurre rance. Je suis le fils.
Le noir dans le corps. La tristesse dans les bajoues, il déglutit sa bile et elle tend le fil pour aller cueillir au fond de sa glotte ce qu’il s’évertue à masquer. Le noir dans le corps. Le silence en partage. Toujours sur le fil.

Le bois, la terre, la sueur. Triptyque tiré au fil des corps d’eau. Jamais il ne dévie du triangle. Il boit, il se terre, il sue. J’éponge entre les rognures.
Lorsqu’il ne capture pas les rats-taupiers, mon père roule. Il est chauffeur, à blanc, mais chauffeur de jour comme de nuit. Il conduit des bus. Il ne dit pas « bus » mais « car ». Il est au car comme à moitié de lui. Il s’est si tôt coupé le fil.

Vivre dans les volutes et suivre le fil de leur pérégrination vaporeuse. Rêver à des ombres, des visages de fumée aussi éphémère qu’une tendresse de ma mère. L’odeur de mon père est un fil qui s’est cassé un été. Il n’y a plus jamais eu de figures, plus que des ronds stupides que je fais avec ma bouche en cul de poule. Dans son sourire, je ne vois plus les fils baveux de son tabac.

Le fils avec son père. La paire de testostérone part le soir écoper les bars. Le bleu, le jaune, le rouge. Les trois couleurs des enseignes. On fera les trois troquets, à refaire son monde. Celui auquel je ne me suis jamais fait. Des coups sur le zinc, le fils en alibi. Des coups de fil qu’elle aurait voulu passer. Elle attendait l’ivresse, avec dans les yeux le regard édifiant de la hulotte.

Ils t’ont rongé du dedans tant le dehors n’était pas pour toi. Les rats-taupiers sont sortis du seau. Par la anse, ils ont roulés dans ta bouche, craché le fil du petit jaune bien frais, un venin. Petites bêtes malignes, plus jolies qu’un crabe. J’aurai voulu te tendre la main, que le fil ne casse jamais.

Les rongeurs continuent leur boulot de sape. Une sape douce. Un temps où je ne mâchonne que le meilleur du fil mordu. Tu es si loin maintenant. Aucune photographie de toi pour me souvenir, aucun fil, aucun seau à vendanges avec dans le creux des cadavres de rats. Tu sais, parfois, je fais la taupe.

Ta voix est mince et forte. Elle porte mais elle s’est tenue toujours basse. Plus que ta voix, ce sont tes expressions qui font le fil. Un idiome paysan, raclures de mots que tu tenais en bouche dans un sourire pleines dents.

L’image du fil. La représentation symbolique du temps. Avec ses rebonds et ses tensions. Un fil de toi que je ne lâche pas. Il faudrait pourtant le laisser filer, vivre sa vie, vivre ta mort. Je ne sais pas vivre ta mort. Alors je file des mots dans les béances. C’est mon seau à rats taupiers. C’est mon piège de vie, ma tombe avec toi.

#WorkInProgress

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