Valet de coeur

15.9.15

A courber ton dos sous le soleil, à faire saillir tes muscles dans les travées, à salir tes frocs de terre glaise, à faire mûrir le grain et gorger d’eau les rigoles, tu oublies ta tête et ton cœur dans les hauts-couteaux. Tu te plies au labeur comme le roseau au vent et de vent nouveau dans ta vie tu n’as jamais connu.

Alors tu rejoins le jeu en partage, les tables garnies de bières et de pastis, les noyaux d’olives à sucer et les glaçons qui perlent dans les verres. C’est ton antre à cœur et à tête. Ce soir, la réflexion du jeu, la stratégie, les feintes et les coups bas seront enrobés d’amitiés folles.

C’est concours de belote au café du milieu. C’est un vendredi soir d’hiver où ta terre sèche et froide dort sagement dans la montagne. Demain tu la fouleras, mais cette nuit, papa, tu joues en paire. Deux contre deux autour de la table, le jaune dans le gosier, la cigarette à la commissure des lèvres, tu distribues les cartes trois par trois, puis deux par deux. Tu retournes le cœur. Le valet de cœur. C’est l’atout. Ça a toujours été ton atout, le cœur. Et les regards convergent vers le milieu, désirent la carte comme un graal. Ton jeu est léger, tu n’as que l’as de cœur et quelques autres têtes inutiles accompagnées des plus basses cartes. Tu crois exceller mais jamais tu n’as su jouer la bonne carte.

La parole tourne. « Une ». On dit « Une » pour passer son tour. Quatre « Une » et ça part à trèfle. Trèfle l’atout contraire. Le valet de cœur reste sur le carreau. Encore une chance perdue d’emporter la mise, de mettre dedans un peu de ton dehors, un acte manqué. A la belote, on dit « mettre dedans » quand on met à défaut l’équipe adverse, quand cette dernière n’a pu réaliser le nombre de point nécessaire. Tu as besoin de dedans pour vivre alors demain tu retourneras à la terre t’emplir du cœur qui ce soir t’a fait défaut.

Là-haut, balayé par le vent d’autan, au milieu de ta vigne nue, à arpenter les rangs l’âme en peine, tu dessines ta carte dans un paysage désolé. Petit homme qui voulait être un valet de cœur, tu es parti un jour, à cœur et en déraison, en laissant la montagne te rêver d’autres atouts. 

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