Doryphore et Roundup

13.9.15

Tu traites les cols blancs de paresseux, de tire au flanc. Si le travail n’est pas sueur, il n’existe pas. Lorsque dans la rue passe un costume en chaussures cirées, tu ne vois pas un homme mais un étranger. Un trop propre sur lui pour être un vaillant. Car la vaillance pour toi doit être une souffrance. Un homme trop bien habillé est suspicieux. Un homme aussi élégant passe ses journées derrière un bureau à ne rien faire de ses muscles, à ne jamais solliciter son corps à des tâches laborieuses, il ne connaît pas la pénibilité, il ne sait pas les coups de pioches et les maux de dos, les mauvaises herbes et le désherbant, les doryphores (http://j.mp/doryphores) et les traitements chimiques en eaux bleues.

II t’inspire la crainte autant que l’admiration, le mépris que la jalousie. La méconnaissance te plonge dans une onde trouble et si cet homme s’arrête sur le trottoir pour te parler, la honte de tes origines et ta petitesse de campagnard remontent à ton visage dans un rouge si violent que ton regard s’emplit de larmes. Des perles de suie, du noir autour de tes yeux, comme si dans le miroir de cet inconnu, tu étais l’homme de charbon, mineur de fond qui jamais ne sortira de sa condition de misérable, pauvre et cul terreux.

Il sent trop bon, un parfum chic qui, lorsqu’il atteint tes naseaux, révèle en toi l’aspérité de l’inconnu. Tu t’accroches aux poncifs comme à une bouée pour te sauver du malaise. Tu t’expliques et t’excuses d’exister en lui souriant de toute ta largesse empathique et emphatique. Tu lui fais des courbettes parce qu’il est intelligent et riche, parce qu’il vaut mieux être bien avec les gens qui sentent bon. On ne sait jamais, un jour, il peut servir à dénouer un problème, à donner des passe-droits. Tu préfères le cynisme à l’affrontement et dès qu’il a le dos tourné, tu es heureux qu’il t’est causé à toi, le moins que rien, le pue-du-bec à la goldo (http://j.mp/gauloise) vissée aux lèvres, le bouseux qui ne comprend pas tous les mots, qui fait mine de savoir en hochant la tête comme un chien en peluche sur la plage arrière d’une auto.

Dès qu’il quitte le trottoir, que ses talons ne claquent plus le bitume, tu ne peux t’empêcher de le toiser dans un sourire moqueur et un regard dédaigneux. Il ne fait pas partie de ton monde et sa superbe, bien qu’elle t’impressionne, ne masque pas le mépris. Né avec une cuillère en or dans la bouche, il pue l’argent et la corruption, les petites combines et l’exploitation capitaliste. Il est l’archétype du patron, celui qui s’en met plein les fouilles sur le dos des ouvriers, ceux de ta classe, les tiens qui cassent des glaçons avec les dents au fond de bistrots obscurs.

Tu retournes à ton jardin asperger d’herbicide cancérigène tes rangs de pommes de terre. Le lourd atomiseur sur ton dos te lacère les épaules et tu épands l’eau toxique comme un remède à tes douleurs. Au bout de chaque rangée, mâchoire serrée, tu te retournes et maudis ta condition d’homme au visage bleu. Chaque feuille bouffée par le doryphore est une métaphore de cet homme sur le trottoir qui dévore ta vie et te saigne à la tâche. Les cols blancs et les cols bleus. Les doryphores aux dents longues et le Roundup (http://j.mp/wiki-bête) comme le grisou du mineur.

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