Autour des bacchantes

9.6.13

Près du feu, assis sur une vieille chaise en paille, Louis, nerveux, toilette ses longues moustaches blanches. Il humecte le bout de ses doigts par des va-et-vient pointés sur sa langue, puis l’index et le majeur joints en bonne pince à friser s’attachent à relever fières l’extrémité de ses bacchantes. Dès que l’onguent naturel s’estompe, il replonge ses doigts en bouche et recommence en déglutissant, avec grand bruit de gorge, la salive générée par excès.

Marie tourne le dos à Louis et s’affaire à récurer un vieux fait-tout. Elle vient de lever le sujet et l’ambiance dans la cuisine s’en ressent. Juste quelques mots bien choisis. Une question bien amenée comme elle sait très bien en construire. Mais à peine a-t-elle évoqué la chose qu’elle sent derrière elle poindre le tic pileux et soigné de son mari et sait que cela annonce du sérieux, que le moment de tendu va crescendo devenir grave.

Et quoi de plus ergotant, quoi de plus anxiogène pour le papé, quoi de plus lissant de moustaches que de parler d’argent. Rien. Dès que Marie parle d’acheter ou d’envisager la probabilité d’une éventualité toute lointaine d’acquérir une menue chose, Louis lui rétorque : « Tu parles toujours d’acheter, jamais de vendre ». Et ce dans un patois hurlant qui ne laisse guère de place à une quelconque répartie. 

Mais il faut bien de temps à autre dépenser un peu de cet argent, même si celui-ci n’est pas légion. Alors avec patience et finesse, mais aussi avec la peur qui durant de longs jours la tenaille, elle attend le dernier moment pour parler des dépenses nécessaires au ménage : pour une babiole oubliée lors des courses au marché dominical ou plus ténu pour un achat conséquent suite à l’usure, somme toute normale, des choses.

Et c’est bien lors de ces jours nécessaires de « grands » achats que le bât blesse.

Louis tout occupé à se friser les moustaches ne décroche pas un mot. Marie n’ose réitérer la question et tourne le fait-tout dans tous les sens en cherchant une issue. Elle passe en revue la rouille sur les bords, les cabosses à son cul, les anses en vieux bakélite ébréchées et s’empègue sur le mal qu’elle a à ravoir le fond piqué du gris de la brosse métallique avec laquelle elle l’a tant frotté… 

Ses mains s’agitent pour redorer le fait-tout pour lui faire oublier qu’elle pourrait, si son époux daignait à le lui consentir, s’en offrir un neuf, un moderne avec un couvercle en plexiglas qui permet de surveiller la cuisson. Elle s’oublie dans sa torpeur jusqu’à ce que Louis, dans sa grande mansuétude, termine sa toilette de félin et lui lance avec la fierté des pingres qui serrent leur budget jusqu’à l’étouffement : « N’en parlons plus ! J’irai t’en dégoter un nouveau au prochain vide-grenier ! ».

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