Soixante-huit

8.9.15

C’est une année marquée cette année-là. Soixante-huit et son mois de mai. Les pavés sous la plage et la révolte dans la rue. Soixante-huit. C’est aussi un an avant ma naissance. Mais ça l’histoire s’en fiche.

Neuf mois avant la délivrance, tu as donc fait l’amour à maman. C’est une évidence. Etonnant quand on y songe de savoir avec une telle précision la date à laquelle vous avez couché. Répugnante aussi l’idée que vous avez fait l’amour – on a tous en partage cette aversion à visionner, même mentalement, nos parents en train de s’ébattre - et que le résultat en fut ma naissance. Je serais donc le fruit d’un amour. D’un amour que je ne connais pas, que je ne vous reconnais pas. Peu importe, je suis là. Même si ce jour de pâques en famille où maman raconta à l’assemblée réunie autour de la dinde qu’elle voulait me perdre, qu’elle sautait de la table de la cuisine en été soixante-huit pour provoquer une fausse couche, même si ce jour reste sous l’amour, bien en-dessous, loin de tout sentiment d’unisson.

Soixante-huit amena soixante-neuf, on baptisa l’année d’érotique parce que d’autres s’aimaient d’amour torride et j’ai survécu au rebond sur le plancher, accroché au ventre de ta femme comme un chien à son os. Depuis j’ai traîné les années à vous voir détester les beaux sentiments aussi fortement que les anarchistes de soixante-huit. Je vous ai vu embourgeoiser l’avenir dans une froideur telle que j’ai mis très longtemps à comprendre qu’on pouvait s’aimer. Le temps et les autres – ces autres que vous ne connaissiez pas – ont tracé un chemin parallèle. Par chance, j’ai su l’emprunter et m’écarter de vos impasses. Et toi, le mari, le père, l’homme tu as été en bordure de moi, de nous. Dans la travée entre les deux chemins, sans jamais savoir quelle voie choisir. L’impasse ou la liberté.

Soixante-huit, c’est aussi la fin de l’hésitation. On a décidé un chemin pour toi. Soixante-huit, c’est ton âge quand la mort est venue trancher tes atermoiements. D’abord la maladie t’a définitivement mis dans une voie de garage. Elle a rongé par petites morsures autant ton intérieur que ton extérieur. Ton pancréas, ton foie, ta rate mais aussi tes espoirs de réconciliation, tes peurs d’homme sensible, ta tendresse enfouie sous des tonnes de terreau. Le pâle avenir a coulé des jours sombres dans ton ventre. Puis, la souffrance t’a desséché le corps. Tu as fondu sous nos yeux, commencé à devenir cadavre. Lente descente depuis soixante-huit pour en arriver là. Dans cette chambre sombre où tu as fait l’amour à maman et dans laquelle il ne reste rien de vos plaisirs. Dans cette pièce lugubre où la mort a toujours été plus forte que l’amour. Une mort lente de soixante-huit ans. Avec son lot de gris sous les sourcils, une femme absente et un enfant perdu qui ont continué à ne rien dire, à ne rien faire que de pleurer. Alors tu as éteint la lumière et pris ta liberté. Sous tes pavés, ma place et j’ai appris depuis tes soixante-huit ans que le désamour avait une fin.

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