Bashung et Joplin

3.8.16

Je ne trouve pas ça drôle. Cette soirée m’ennuie. Je m’en veux d’avoir lancé cette invitation ; juste pour revoir Simon. Et il a fallu qu’il se radine avec son couple de potes dézingués. Lui se prend pour Bashung et l’autre, avec ses lunettes à la Joplin, joue la muse groupie.
Il ne me reste plus qu’à picoler avant qu’ils se tirent ; s’ils se tirent un jour. Il est déjà une heure du matin et Simon ne m’adresse pas un seul regard. Il se bidonne à chaque connerie que Bashung débite comme des gros rondins. Ses vannes sont aussi pourries les unes que les autres et s’enchaînent sans discontinuer. Je ne peux pas en placer une. Rien à foutre, moi, de ses anecdotes de concert dans des lieux paumés, de ses histoires de cul sur lesquelles même Joplin rit, cette conne. Elle ne voit pas que Bashung la trompe à chaque tournée, cette gourdasse ?

*

Je suis arrivée dans le quartier il y a deux ans. Je ne connaissais personne dans cette ville. J’ai pris la première chambre de bonne qui s’est présentée. Sous les toits, dans le dixième, une pièce si exigüe que les murs s’embrassent presque, un lit enfin plutôt une paillasse que j’ai tirée du grenier de ma mère, une vieille gazinière à deux feux avec du gras sec autour et une fausse cheminée sous la fenêtre que j’ai transformée en frigo. L’hiver, ça va, il fait tellement froid dans cette piaule que le creux, formé par l’âtre dans la pierre sèche, est parfait pour garder au frais mon vin blanc et quelques trucs à bouffer pas trop périssables. Ce n’est pas le grand luxe mais je fais avec. Pas le choix, de toute façon, c’était ça ou la rue.

J’ai vécu un an sans voir personne d’autres que l’épicier du coin et un des derniers disquaires de Paris,  au bout de la rue. L’épicier, un gars sympa qui ne posait pas trop de questions sur ce que je foutais ici, qui me laissait peinarde sans plan drague à deux balles. Un mec bien. Hervé me filait des fruits gratos, ceux qui étaient touchés (un peu pourris, en fait) et donc impropres à la vente mais encore bons. C’est ce qu’il disait – touchés mais encore bons – en me lançant un grand sourire qui laissait passer le manque. Touchée et impropre à la vente, comme moi, je pensais, bien flétrie et peu consommable. Puis, il y a eu Simon et ses disques.

La première fois que je suis entrée dans sa boutique, c’était pour tuer le temps. Marrant cette expression : tuer le temps. Quelques jours avant, c’est moi que je voulais buter et là, je me retrouvais à vouloir tuer le temps dans ce cloaque poussiéreux avec, au bout, un blondinet aux cheveux longs, genre Viggo Mortensen sur le retour. Il me dévisagea comme si j’étais la toute première cliente de son bouge. Je le saluai, pris la tangente entre les deux rayons de vinyles et attendis qu’il apparaisse. Simon bougea quelques vieilleries, me demanda ce que je cherchais. Je ne cherchais rien. Mais comment le lui dire ? Comment lui dire combien j’étais paumée ? Il m’offrit un café puis une clope, puis un autre café avec une deuxième clope pour finir dans son lit à l’étage.

Depuis, je le supporte, lui et ses disques. Je mange toujours des fruits pourris et Hervé me dit de le quitter. Je picole de plus en plus en écoutant Joplin, Bashung et leurs clones, tout pour lui faire plaisir. Mais que voulez-vous, il baise comme un dieu.

© KEN SCHLES Limelight, 1983


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