Quand je suis entré dans ce bar

24.7.19

Quand je suis entré dans ce bar, j'ai bien senti venir le traquenard. Ils étaient deux, accoudés au zinc en train d'écluser un gorgeon. A leurs yeux bordés de rouge vif et de larmes sèches, j'ai bien vu qu'ils n'en étaient pas à leur première tournée.

Un étranger qui entre dans un troquet d'habitués, c'est un chien dans un jeu de quilles. Soit il se fait accepter d'entrée de jeu et c'est le strike, soit il se la joue limonade au citron et il peut s'assurer une soirée à jouer la cible au jeu des fléchettes.

Par chance, la limonade me donne des ballonnements alors que le whisky me calme les convulsions intérieures.
Je fus accepté dès le premier verre comme un des leurs, même si eux tournaient au petit jaune sans glaçon. D'entrée, la parole fut libérée et les agapes liquides pouvaient débuter. 
Au fil des heures, mes yeux commencèrent eux aussi à pleurer des larmes sèches, de celles qu'on coule que pour nous et qu'on garde sous les paupières au cas où on aurait besoin de pleurer plus tard. Parce que pleurer pour les deux gaillards, c'était pas mentionné sur l'ardoise.

En revanche, après le dixième verre ou peut-être s'agissait-il du douzième, le flot de leurs paroles perdit le sens de la retenue en même temps que la prononciation des voyelles — un peu comme quand votre correspondant au téléphone passe sous un tunnel. La conversation vira de bord, des sentiments profonds surgirent du fond des verres comme s’il s’agissait de la partie immergée d'un iceberg.
L'un d'eux évita le naufrage en demandant la note au patron. L'autre, noyé dans ses consonnes, ne fit aucun cas de la demande de son camarade ni de mon état, accroché à mon tabouret comme à la poupe d'un bateau en pleine tempête. Et d'un coup sec, il tapa sur le comptoir : « Bon maintenant, hips, allons au bois dégager les écoutilles ! ».

24/07/16

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