Samuel Beckett, Watt

15.8.23

« Alors Watt dit, à serrure simplette clef complexe parfois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne.
Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement. Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l’égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce comportement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inaltérable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout. »

Samuel Beckett, Watt, Éditions de Minuit, 1969

Dans le même tiroir