Pieds foulés

26.8.11

Pieds foulés (Paul Cézanne, Vieille Femme avec un rosaire (Londres, National Gallery)) Je jouais dans la cour à ciel ouvert quand j’entendis le heurtoir de la porte retentir dans le couloir. Large couloir au sol en béton lisse et noir pour y faire glisser lors des vendanges les comportes chargées de raisins. Elle alla ouvrir à petits pas, j’observai au bout du couloir. Un grand homme à la barbe naissante se tenait là, une main dans la poche, l’autre posée sur sa jambe au bout de laquelle des bandelettes grises entouraient son pied jusqu’à la cheville.

« Qui es-tu, toi ? » lui lança-t-elle dans la porte entrebâillée. L’homme surpris par l’accueil glacial bredouilla son nom qui ne disait vraiment rien à grand-mère, puis s’aventura à remonter l’arbre généalogique de sa famille jusqu’à trouver un parent qui ferait mouche à l’oreille de mon aïeule. A l’énoncé du prénom de son arrière-grand-mère du côté de son père, Marthe, la vieille Marthe, les yeux de Mamé jusqu’à alors froid de circonspection s’éclairèrent de leur plus beau bleu et elle le pria d’entrer avec célérité. Il sauta de son pied valide sur la marche qui le séparait de l’entrée et à peine avait-il franchi la porte qu’il glissa sur le sol-patinoire s’étalant de toute sa longueur au pied de ma pauvre grand-mère. Cette dernière, petit moineau décharné, tenta de le relever mais en vain. Le gaillard au pied foulé avait beau s’agiter sur les carreaux comme un cafard sur le dos, il n’arrivait pas à se remettre debout.

Je déboulai de ma cachette à l’appel catastrophé de grand-mère et chacun agrippé à un bras, nous arrivâmes à le relever. L’homme rougi par la honte s’excusa plus que de raison tandis que de larges grimaces sur son visage nous indiquèrent que la douleur désormais n’agissait plus que sur un seul de ses pieds, mais bien sur les deux. Mamé apporta une chaise, l’homme s’assit et expliqua, la bouche tordue par la douleur, qu’il venait pour son pied droit, pied qu’il s’était foulé l’autre jour dans une ornière du grand chemin d’en haut et de fait, désormais, aussi pour son pied gauche. Je me demandai quel rapport cet incident pouvait bien avoir avec grand-mère, quel rapport avec sa visite, avec son arrière-grand-mère. Mamé, elle, avait l’air de comprendre et prit une allure entendue, comportement un peu précieux qu’elle a lorsqu’elle est sûre d’elle, flattée aussi tout en feignant la modestie.

Elle me laissa un instant avec l’homme avachi sur sa chaise. En proie aux pires douleurs, il crut bon tout de même de me tenir conversation : la pluie, le beau temps, l’orage de la semaine passée qui a raviné le chemin et cette foutue crevasse qui lui a tordu le pied. Je ne répondis pas, méfiant et ne comprenant toujours pas la situation. Mamé. Une ornière. Un homme inconnu au pied foulé qui frappe à la porte, s’étale dans le couloir. Tout ça était bigrement bizarre, rien qui ne me mettait en confiance, tout qui me poussait à ne pas lui adresser la parole. Mamé revint, toujours à petits pas glissants sur le pavé, avec à la main son chapelet noir. Sans un mot, elle s’agenouilla prés de l’inconnu, défit avec minutie les bandes grises de son pied endolori, les étala une à une sur le sol piquées de leur aiguille respective. Puis elle prit son chapelet entre les doigts, accola ses mains pieusement et se mit à prier tête baissée. Sa voix en murmure s’imprima sur les murs sans qu’on ne pût distinguer une seule de ses paroles. Ce fut un long monologue en complainte qui se termina par quelques graphes du pouce sur les parties les plus enflées et par de grands signes de croix sur les deux chevilles de l’homme.

« Je ne garantis rien » dit-elle en se relevant. Je regardai la scène avec stupéfaction, qu’est-ce qu’elle ne garantissait pas ? Elle offrit un verre d’eau à notre éclopé qui peu à peu reprit des couleurs, visage plus détendu et sourire attenant. Après une brève discussion sur un sujet tout autre que je n’entendis pas, que je ne suivis pas, il se leva comme si de rien n’était, remercia grand-mère lui proposant même cinquante francs que bien entendu elle refusa et partit en gambadant comme un beau diable. Mamé le regarda s’éloigner sur le pas de la porte tandis que derrière elle, je n’en revenais pas : ma grand-mère était une guérisseuse, elle guérissait les foulures.

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