Qui de sa main glisse

J’écoute le vacarme du monde
que l’on jette à tous les balcons,

le bruit incessant des voix
comme des bottes sur le pavé

mais j’entends aussi l’enfant,
la bille qui de sa main glisse,

ce petit rebond sur les carreaux,
cette harmonie infinie dans le chaos.
  • 30.8.18

De ce qui part

Il faudrait détendre les fils
où sont posés les entêtements.

S’accorder la patience sous la fatigue,
tirer un trait sur les ratés, recommencer.

Facile à dire tant on sait
ce qu’il y a de fierté sous la souffrance,

ce qui en nous ne lâche rien de ce qui part.

  • 25.8.18

Marche funèbre

Sur le dos d’un corbillard,
un éclat de lumière traverse la rue,

comme une mouche dans l’œil
après trop avoir regardé le soleil,

comme un regret flottant à la surface
d’une coupe de champagne,

comme un refrain entre soi et le monde
quand la nuit rentre bourrée de chagrin.
  • 24.8.18

Perdre la vue

Le regard file vers l’ombre,
suivant le vent sa marche libre.

Dans le balancement de l’arbre,
un vieux berceau apaise les peurs.

Mais sans répit la lumière revient
opérer de nouvelles saillies.

Elle est ce guide dans les limbes
– pourtant, je pourrais perdre la vue.
  • 22.8.18

Coup de rabot

Je bute sur une phrase
qui déplierait les angoisses,

qui opèrerait à cœur ouvert
les pensées les plus sombres.

Mais toujours l’œil regarde
ailleurs où la réalité domine.

Chaque jour un peu plus,
la ligne du temps rabote le verbe.

Chaque nuit un peu plus,
l’espace de la phrase se réduit.
  • 17.8.18

Entre deux tasseaux

Je regarde un coin de ciel
se découper entre les rideaux.

Un nuage qui s'effiloche
dessine une herse sur son dos.

Il faudrait caler cette déchirure
entre deux tasseaux

pour éviter qu’elle ne tremble
sans cesse au-dessus de ma tête.
  • 12.8.18

Mauvaise fille

Après la baignade, la rue se change dans un de ses coins sombres. Elle laisse tomber sa serviette entre ses jambes. Dévoilant ses courbes, elle enfile rapidement une culotte de rechange. On la voit plus tard, entre chien et loup, longer la plage en tordant son maillot de bain pour l’essorer. Elle a de l’allure notre rue à ainsi déambuler en petite culotte, les seins à l’air. Elle s’en fout du qu’en dira-t-on. De toute façon, tout le monde dit déjà que c’est une mauvaise fille, notre rue. À toujours se faire rôder par la nuit, à tourner avec des voyous autour des lampadaires, maquillée comme un faubourg bobo, aguichant tous les chemins qui passent avec son air de grande avenue. Mais on lui pardonne tout. On sait d’où elle vient. Sans père ni mère, elle a été adoptée par une sale ruelle qui l’a très vite laissé tomber pour partir avec un boulevard bourgeois de la ville. Elle s’est faite toute seule, comme on dit. Elle en a mordu du bitume. Alors, elle peut bien montrer son cul. Ici, on ne lui en veut pas.
  • 11.8.18

Rendez-vous

L’oeil cherche un refuge
dans le décompte des heures.

Avant le repic, l’aiguille hésite
sur l’horloge du clocher.

Ce moment ne compte pas,
laisse croire à une éternité

que déjà la paupière sursaute
au dernier coup de midi

comme un rendez-vous raté.
  • 11.8.18

Rempart

Je garde encore près de moi
les gestes maladroits de l’enfance.

Un doigt ripe sur le cuir
et la boucle des lacets file.

Un chemin pris à l’envers
et le monde fuit sous les pieds.

Un baiser manque une joue
et la caresse fait mal.

Mais pour rien je n’en changerai.

Ils restent le rempart
à trop de certitudes.
  • 8.8.18

En crabe

La rue tenait son rôle de rue quoi qu’il advienne. Celui de faire circuler les gens dans un ordre que l’on aurait pu croire aléatoire alors qu’en définitive, la rue calculait tous les déplacements. La preuve en était que les accidents, du moins pour les piétons, étaient très rares. Même serrés sur les trottoirs, face à face et en marche avant, chacun savait ce qu’il devait faire. Descendre ou monter au bon moment sans que cela ne demande de calculs préalables. De la même façon, nous nous croisions sans problème, nos épaules étant téléguidées pour se tourner soit à droite, soit à gauche en fonction du mouvement effectué par notre vis-à-vis. La rue nous guidait et c’était chose commune de dire que personne jusqu’à présent ne s’en était plaint. On observait bien de temps à autre quelques accrochages mais sur le nombre de croisements réussis, la proportion d’incidents graves demeurait insignifiante. 
Tout cela était très bien jusqu’au jour où l’on assista à un dérèglement de la circulation piétonnière inédit. Ou pour être plus précis, un dérèglement des piétons eux-mêmes. Ils se mirent soudain à marcher en crabe. Non seulement de côté donc mais aussi à reculons et les bras écartés. La rue ne sut plus comment s’y prendre pour réguler un tel trafic. Tourner les épaules, les bras ainsi écartés, ne résolvait plus aucun croisement, pire, cela provoquait des collisions en chaîne qui faisaient chuter une à une chaque personne s’aventurant à croiser quelqu’un sur le trottoir. Monter, descendre n’était pas non plus chose facile tant l’envergure de chaque individu s’était multiplié par deux voire par trois. Il en résultait que les bras débordant du trottoir se faisaient embarquer par le flot des véhicules. Ce fut le chaos pendant plusieurs semaines où la rue n’arrivait plus à compter le nombre de chutes mortelles ni celui des amputations des membres supérieurs. 
Bientôt, plus personne en capacité de marcher dans la rue ne possédait de bras. Manchote, circulant de côté et à reculons, la rue dut s’adapter à cette nouvelle population. La nature toujours reprenant ses droits, peu à peu, elle trouva de nouveaux repères. Monter et descendre du trottoir sans bras fut au début un peu difficile tant l’équilibre était précaire mais, paradoxalement, débarrassés de l’envergure gênante des individus, les croisements sur les trottoirs s’en trouvèrent facilités. Si bien que chacun à nouveau se croisa comme au bon vieux temps où l’on marchait de face et en marche avant.
  • 5.8.18

Dans le miroir

Face à ce visage d’automne,
au plus près d’un instant choisi,
mon oeil fixe sa mémoire dans le miroir.

Le chemin a jeté tant d’orties sur sa peau,
de boutons de neige dans ses cheveux,
de silences profonds sur ses lèvres,

tant de pièces du puzzle éparpillées
sur la surface du souvenir,
de pensées prisonnières
d’un indémêlable écheveau,

qu’il est devenu impossible d’en raconter
l’histoire sans inventer un monde
où les miroirs n’existent pas.
  • 4.8.18