Donner la pièce

19.9.11

Nés dans une société de biens, pas le choix c’est ainsi, il fallait, il faut toujours, de l’argent pour posséder, pour se sentir libre, pour pourvoir consommer comme les autres. Dés l’enfant qui convoite friandises, la monnaie, le billet, la pièce, le Graal est recherché, par tous les moyens, sous toutes ses formes et communs des mortels, nous sommes prêts à toutes les compromissions pour l’obtenir. Heureusement, règles et morales nous préservent, êtres bien élevés, des tentations de crimes, de vols ou autres atteintes à autrui pour arriver à nos fins. Fins stratagèmes ont toutefois droit de citer pour flouer le rapiat qui dans ses courbes doigts plantés dans des oursins garde jalousement son pactole douillé entre deux épais draps d’une armoire normande.

Feue ma grand-mère, même si la traiter d’avare serait en quelque sorte travestir sa mémoire, était de cela, de ceux pour qui l’argent n’a pas de couleurs et participe à un vaste ensemble de tabous qu’aucun vaniteux désir ne peut désunir. Dans mon souvenir, aucun porte-monnaie dans sa maison, pas plus que de billets ou pièces même de bronze égarés sur une commode, seule la fameuse armoire aux draps en forme de cassette me faisait dire, tout bas, qu’elle renfermait ici l’objet de tous ses mutismes argentés. Elle était pauvre, et c’était bien suffisant pour arrêter de songer à quelconques présents ou autres legs grand-maternels.

Qu’importe sa pingrerie supposée, la bienveillance évidente de son regard valait beaucoup plus que toute largesse pécuniaire. J’en avais pris mon parti et je quémandais mon argent de poche auprès de mes parents directs plus prompts à assouvir ma soif de dépenses inutiles et compulsives. Cependant, grand-mère ne pouvait passer outre les rendez-vous que notre culture impose : les anniversaires, les noëls, les étrennes de début d’année… Ces jours-là, je la sentais torturée du ventre, le visage soudain émacié comme si le calendrier par sa date fatidique lui retirait quelques grammes sous les joues. Elle roulait ses yeux, riait jaune face à ma cupidité taquine coincée entre les dents. Je n’avais pas besoin de lui rappeler que le moment était venu, qu’elle ne pouvait pas en réchapper, bref, qu’il fallait qu’aujourd’hui, instamment, elle crache au bassinet. Alors, sans mot dire tout en grommelant de l’intérieur, elle ouvrait la normande, fouillait entre les étoffes, ouvrait le tiroir à petite clé et sortait une boite métallique, ancien emballage de biscuits secs à l’anis. Couvercle rabattu en parade à mon regard qui tentait de compter pièces et liasses de billets, elle enfouissait sa tête à l’intérieur, grattait quelques longues secondes son trésor (il est l’or, il est l’or, monsignor) et ressortait l’offrande pliée dans son poing cagneux. Poing qu’elle me tendait brusquement au visage comme si elle voulait me filer une droite dans les gencives puis elle tirait ma main vers elle pour que je la lui ouvre et en desserrant lentement la sienne, y faisait rouler une grosse et rutilante pièce de cinq francs. Elle quillait ensuite son doigt au ciel et yeux obliques en signe d’avertissement grave, me rappelait comme la bienséance et la morale l’exigent qu’il me fallait être économe et surtout ne pas bêtement tout dépenser en une seule fois.

illustration : Dmitri Kessel

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