L’animal – par Kwetchou

5.10.11

J'entendis le crissement des pneus du camion de cette ordure de Ben. Je reconnus incontinent ce visage aux traits tirés et ce teint de drap de lin jauni par le temps.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Il descendit de son bahut avec l’allure de celui qui a toujours raison inscrite au plus profond de sa folie. Je le vis marcher droit comme un « i », la droiture même, tenu par ce corset de haine dont il serrait les liens un peu plus chaque jour.

Il boitait encore un peu, un peu moins. Sans doute la seule amputation dont il semblait pouvoir guérir, un peu.

Pour le reste il n'avait pas bougé, pas changé d'un poil, l'animal !

Même loin à l'abri, sous un porche, les effluves bestiales de son véhicule et de son corps imprégné arrivaient jusqu'à moi.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Ses mains gigantesques et musclées, démesurées pour cet être grand certes mais si mince, ces mains rougies par le labeur, la guerre et le sang poussèrent la porte de son fief.

Il entra fier dans ce troquet où tout le monde à coup sûr irait le saluer, non par politesse mais pour obtenir qu’il paye sa tournée.

Je l'imaginais accoudé au bar avec ce sourire enfantin qu'il se colle au bec, et après quelques verres, je voyais exploser ses éclats de rire et ses blagues de potaches. Couronné roi de l'assemblée pour sa verve et ses histoires fantasques, encouragé par l'alcool et son public admiratif et imbibé, ses yeux et son visage se rempliraient d'un bonheur utopique et éphémère.image

Et puis je repensais au reste, à l'envers du décor.

Je restais assise sous le porche, encore submergée par ces cauchemars exhumés, de façon si soudaine et incongrue.

Je n'étais qu'une enfant alors.
J'étais une femme maintenant.

Je repris un souffle d'air frais et avant de tourner les talons et de continuer mon chemin, je déposais ce gros sac de souvenirs nauséabonds près de ce fourgon qui irait finir sa journée à l'abattoir.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je pouvais enfin oublier.

Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

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