Jen W. : Les montagnes russes – Expérience 3

Troisième et dernière partie d’un texte écrit par Miriam Ray, galeriste d’art reconvertie en assistante-syndrome (joke), accompagné d’une des dernières compo. de Richard Bougon.
Première partie ici > Les montagnes russes - expérience 1
Deuxième partie ici >  Les montagnes russes - expérience 2



EXPERIENCE N°3

La lumière jaune. Cette ville est jaune le jour, jaune la nuit. Ce n’est pas le même jaune. L’un s’écrase contre les mur et s’y dilue, l’autre se diffracte en halos ; se reflète dans nos verres de vin, fait briller les yeux et apaise les sourires. L’artiste dessine. Le fanfaron fanfaronne. Et moi, j’observe, j’écoute. Je témoignerai. Un jour. Peut-être.
J’attesterai qu’au temps des premiers cheveux blancs, des moments rescapés du désespoir m’ont maintenue sur les rails. Je dirai que de ce temps là, je me souviens -bien plus nettement que les larmes prêtes à déborder- de la lumière jaune éclatée, du vin qui traversant mes sourires dévale de mon gosier, de l’ivresse qui ironise sur la pauvre Mariam, de la liberté de geste du véritable artiste qui hypnotise mes poumons, qui transperce mon désir, et aussi de ce regard triste du clown qui ne s’excuse pas de l’Absurde de me faire rire. J’aurai la mémoire de ces visages sans face dont les mots et les rires se mêlent, se croisent et dont la rumeur teinte mon instant. Tous ceux que, un jour, je recroiserai sans doute sans soupçonner que nous avons partagé ces quelques demi-heure de verres en verres dans le jaune du soir de la ville. J’aurai la vision suspendue de cette table qui, en une fraction de seconde, plane en un ralenti fulgurant répandant une constellation d’éclat de verres au-dessus de ses convives qui s’arrachent hagards à leur langueur nocturne. Je conserverai à l’oreille le moment impossible où les sons suaves de la mollesse lascive de cette soirée s’orchestraient en canon avec le bruit soudain de la fureur et de la peur. Une bombe aurait pu venir d’exploser. La tragédie en marche, le cri strident de la chaire à vif, la panique maîtrisée des bienveillants, l’hystérique comédie de celle à qui ce n’est pas arrivé mais à qui quelque chose pourtant est arrivé ; elle est bien témoin, donc actrice, de la défiguration de sa copine qui, après ça, deviendra peut-être même sa meilleure amie, abîmée par une arme conviviale, insoupçonnable. Un verre en plein visage sans face. Peut-être pour toujours.  

C’est l’inenvisageable. Même pour moi qui n’ai jamais eu pour rare coquetterie que la spécificité de mes cheveux, toujours gardés frisés là où toutes les filles s’acharnaient à raidir les leurs et là où toutes les autres les ont naturellement raides.
Longtemps j’ai eu une particularité. Je ne l’ai jamais confrontée à d’autres expériences car aussitôt constatée elle s’échappait de mon esprit. Que ce soit à Paris, Londres, Barcelone,  Alger, l’Aveyron où on se fait engueuler, Amsterdam ou Minneapolis, j’avais constater que la petite part de sourcils que j’épile repoussaient en une nuit. Chaque premier réveil hors de chez moi réitérait le phénomène. Si bien que dans le léger bagage avec lequel je voyage toujours, je n’oublie jamais la pince à épiler.
Je peux affirmer qu’on se sent niaise lorsque un de ces matins-là au réveil hors de chez soi, l’explication vous frappe telle une évidence. Car en fait, rien d’hormonal au phénomène. Rien de surnaturel. Juste une question d’éclairage. 

Mystère résolu. 
Qu’est ce que ça vient faire ici ? 
Et bien, c’est ça être Jen W. avoir de la suite dans des idées qui n’en ont pas.


Texte : Miriam Ray - Illustration : Richard Bougon, ses galeries : Boîtes – Armée - Gribouillages
  • 23.6.12

Jen W. : Les montagnes russes - Miriam Ray

Après Kwetch, première auteure invitée à écrire ici en dehors des vases communicants, fut-il.net accueille aujourd’hui la première partie d’un texte écrit par Miriam Ray, galeriste d’art reconvertie (sic), accompagné d’une illustration de son talentueux ami et artiste Richard Bougon. Seconde partie dans quelques semaines. Merci à eux d’avoir accepté cette invitation.
Les montagnes russes
Gribouillages - Richard Bougon Je viens de casser 3 verres. Coup sur coup sur coup.
Existe t-il, sur cette putain de terre, un endroit où ça porte chance.
Je m’appelle Jen W. et je carbure à l’alcool et à l’espérance. Deux addictions tenaces.
Depuis quelques temps, mon corps tout entier n'est plus qu'une énorme pompe à -mauvais- sang. Mon souffle est trop court ou trop long. Je ne sais plus, il m’étouffe. Je suis forcée de contracter mes cuisses pour empêcher mes genoux de trembler, et de raidir le dos pour freiner le balancement saccadé de mes épaules.... Je me fige tout de même un sourire !
Je m’amuse de mes déboires. Je m’amuse, de surcroît, à avoir froid. Je me mets face à la fenêtre ouverte. J’ai froid. Parfois j’aime ça. Quatre étages plus bas, il fait doux, le soleil cogne. De ma fenêtre, je le vois colorer l’immeuble d’en face. Mes bras sont marbrés, mes tétons tendus, douloureux. Je m’en amuse.
Je brouille les pistes. Plus moyen de savoir de quoi je tremble.
Il faut dire que ma vie est très touffue. Elle est touffue de mes amis, mes amours et mes emmerdes. Et dieu sait que j’en ai.
Peut-être n’avons nous que la vie qui nous ressemble. Je devrais songer à m’épiler plus souvent.
Je suis parfois saisie d’une folle envie d’expériences toutes aussi folles.
Il y a les expériences que l’on choisit dont celles où l’on apprend à ses dépens que la curiosité est un vilain défaut, si toutefois il en existait de jolis.
EXPERIENCE N°1
J’ai un cuit-vapeur. Jusqu’à lors je ne m’en étais jamais servi que pour vaporiser les légumes que je n’avais appris à aimer que très tardivement. Et quand je dis tardivement c’est un euphémisme ; quand je dis aimer, c’est un peu du sarcasme. Je les ai plus découverts et m’y suis habituée, tant et si bien que mon corps s’est mis en tête de me les réclamer.
Depuis, je crains le jour où il lui prendra la lubie de se mettre en pied d’exiger un jogging hebdomadaire.
Un corps capricieux, est-ce bien raisonnable ?
J’ai toujours pressenti que le cuit-vapeur ne m’avait pas dévoilé tous ses secrets. Il était ma lampe magique. J’ai eu beau le frotter, il n’a jamais fait que cuire des légumes.
Mais alors à quoi riment tous ces creux et ces bosses et ces interstices?
En réalité, à l’instar des meubles Ikéa, il suffit de prendre le temps de lire le manuel d’utilisation pour découvrir que les milliers de nids à détritus ne sont pas tous destinés à combler le sadisme des designers.
Mon cuit-vapeur fait aussi cuit-œufs!
Je venais de disposer les œufs dans les emplacements prévus à cet effet et de lancer la minuterie -c’est magique- lorsque je me suis retrouvée à accepter un ciné plus compliqué à organiser qu’un sommet du G8. Epuisée, j’abandonne mes œufs à mon kit de mécano.
Un long moment après la séance, mes pupilles résonnent encore. Des millions de foulards noués les uns aux autres agitent encore leurs couleurs autour de moi. Je suis ivre de l’arc en ciel. Je suis secouée. Les minois des petits indiens me sourient encore tandis que la moiteur et la poisse inondent encore mes hauts-le-cœur.
Il fait bon. Des avant-odeurs de printemps. Je ne suis pas sortie de toute la journée. Je n’aime pas ça. J’étais tendu et impatiente. J’ai eu beau jouer avec le froid, j’ai passé la journée à m’agiter dans mon inertie. A se battre contre soi même, on est sûr de toujours prendre des coups, on en sort toujours amochée. J’ai pourtant essayé d’aligner les mots qui emporteraient un peu de ma peine. Rien. Rien qu’une vanité à propos de la vanité.
« Vanités
Ecrire pour expier , exorciser.
Vanité, nullité, vacuité et mon cul en prime.
Croire qu’on écrit par nécessité. Penser que la grandeur des moments de vie convoque l’urgence d’écrire, la beauté du geste.
En fait, n’écrit-on pas plus parce que l’on a des choses « à écrire » que simplement parce que l’émotion ressentie est si forte qu’elle se suppose noble, spéciale, unique.
Mais au fond, quoi de plus éculé que l’essentiel des expériences, de plus banal que « faire face à la vie » ? Où se situe l’originalité de toutes ces noyades dans les abîmes de mono-réflexions tourbillonnant autour de la conciliation impossible de ce que l’on pense avoir été rêvé pour soi, ce que l’on peut accomplir, ce que l’on a soi même rêvé…
Histoire de l’humanité.
Vanité.
Qui peut prétendre sortir indemne d’un examen de la banalité, quand ce n’est pas de celui de la vacuité de sa vie.
Reste le talent de l’exprimer.
Les génies musicaux le sont moins pour ce qu’ils avaient à exprimer que par le talent de le faire savoir mieux, plus brillamment que les autres.
Ainsi, que reste t-il pour le commun des mortels ?
Le préalable inconditionnel consiste à faire le deuil de tout rêve de grandeur. Travail d’humilité. De mortalité.
Admettre que ce que l’on a vécu ne vaut rien de spécial, rien de remarquable en dehors de soi ; soi où en revanche il vaut TOUT.
Reconnaître que ce qui vaut en dehors de soi, ne peut-être que le génie qui s’applique à le bien diffuser.
La pire des épreuves enfin, se résigner à ce que l’on ne possède pas ce génie qui rend extraordinaire toute vie, fut-elle ordinaire.
C’est la mort. »
Tout est humide pour convaincre que le poète et la rosée du soir existent. La nuit, on remarque des détails qui échappent à la lumière franche.
Il est minuit et le bouillonnement de mes pensées a chassé la grosse fatigue qui me pliait quelques heures auparavant.
Arrivée place Saint Côme, je suis saisie par la puissance de la petite église Saint- Roch qui se cache derrière l’angle du bout de la rue.
Plus loin et en enfilade de mes pas, la rue des Tessiers ferme boutiques dans un brouillard d’une épaisseur londonienne qui, par intermittences, provoque l’église de ses langues puis se retire.
Sale gosse.
Je me dit que c’est beau. Je me dis que j’ai le cœur gros. Mais le cœur plein. Je me dis que c’est beau la brume qui ressemble à de la fumée. Je me dis que ce n’est pas du brouillard. Je me dis que la rue au fond en enfilade de celle dans laquelle je suis, ne ferme pas. Que l’agitation n’est pas celle de cafetiers las d’un lundi peu rentable. Je lève les yeux vers la façade en trompe-l’œil. Je pense que les lapins, surtout lorsqu’ils sont roses, devraient dormir à cette heure-ci. Je me dis que la brume ne s’accompagne que de châles pour les épaules et de volutes pour les yeux. Je me dis que le lapin que je connais et qui est rose est amoureux. Il pourra bien dormir dans une autre vie. Je souris.
Je me dis que la brume ne s’accompagne jamais de flammes.
Rougeoyantes. Tournoyantes. Fascinantes. Inquiétantes cependant.
Je sais que ça peut être merveilleux une flamme. Pas celles-là.
Je me dis que j’aurais du payer mon assurance.
Je ferme les yeux. Je me dis que la curiosité est une tare.
Et puis quand tout a brûlé, il y a les expériences-surprises qui nous transportent un jeudi à Bamako.

A suivre : “Jen W. : Les montagnes russes – Expériences 2 et 3”

Texte : Miriam Ray - Illustration : Richard Bougon, ses galeries : BoîtesArmée - Gribouillages
  • 9.3.12

L’animal – par Kwetchou

J'entendis le crissement des pneus du camion de cette ordure de Ben. Je reconnus incontinent ce visage aux traits tirés et ce teint de drap de lin jauni par le temps.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Il descendit de son bahut avec l’allure de celui qui a toujours raison inscrite au plus profond de sa folie. Je le vis marcher droit comme un « i », la droiture même, tenu par ce corset de haine dont il serrait les liens un peu plus chaque jour.

Il boitait encore un peu, un peu moins. Sans doute la seule amputation dont il semblait pouvoir guérir, un peu.

Pour le reste il n'avait pas bougé, pas changé d'un poil, l'animal !

Même loin à l'abri, sous un porche, les effluves bestiales de son véhicule et de son corps imprégné arrivaient jusqu'à moi.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Ses mains gigantesques et musclées, démesurées pour cet être grand certes mais si mince, ces mains rougies par le labeur, la guerre et le sang poussèrent la porte de son fief.

Il entra fier dans ce troquet où tout le monde à coup sûr irait le saluer, non par politesse mais pour obtenir qu’il paye sa tournée.

Je l'imaginais accoudé au bar avec ce sourire enfantin qu'il se colle au bec, et après quelques verres, je voyais exploser ses éclats de rire et ses blagues de potaches. Couronné roi de l'assemblée pour sa verve et ses histoires fantasques, encouragé par l'alcool et son public admiratif et imbibé, ses yeux et son visage se rempliraient d'un bonheur utopique et éphémère.image

Et puis je repensais au reste, à l'envers du décor.

Je restais assise sous le porche, encore submergée par ces cauchemars exhumés, de façon si soudaine et incongrue.

Je n'étais qu'une enfant alors.
J'étais une femme maintenant.

Je repris un souffle d'air frais et avant de tourner les talons et de continuer mon chemin, je déposais ce gros sac de souvenirs nauséabonds près de ce fourgon qui irait finir sa journée à l'abattoir.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je pouvais enfin oublier.

Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

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  • 5.10.11

La case manquante par Kwetchou

image La chaleur, les ordinateurs, les téléphones, les voix graves ou suraiguës : c’est le tumulte sur ce plateau. Le plus souvent je ne capte pas ce chahut, je suis dans ma bulle, mon bouclier phonique sélectif. Je n’entends que quelques sons, mon nom, certains bons mots, des informations intéressantes voire des solutions. Le reste disparaît de mon monde de labeur.

Mais là, cette après midi, il fait plus chaud, les bruits chuchotent fort et gras juste pour moi, stridents, agaçants. Je mets mes mains sur mes oreilles, les coudes sur le bureau, l’air de réfléchir, ça ne marche pas. La cacophonie reste entière, plus moite encore et rythmée par le son du sang qui passe dans mes tempes. J’en peux plus.

Il est temps de faire une pause.

Je me lève, traverse le plateau à grands pas, le couloir, passe devant la salle à café. Personne. Ouf ! J’entre. Enfin le calme, le silence, je respire mais la chaleur est là encore. Le distributeur de boisson fraîche ronronne.

Le distributeur, je le regarde, au milieu des boîtes colorées. Il y a deux rangées de huit petites bouteilles d’eau, toutes identiques. Je semble choisir et pourtant je sais déjà que mon choix est fait. Je prendrais celle qui n’est ni au milieu ni tout à fait dans l’angle, celle là, la 5E. Allez savoir pourquoi, c’est MA bouteille : 5E c’est comme un code secret entre moi et la machine.

Je glisse ma monnaie et tape mon code, la machine le reconnaît et enclenche son mécanisme. Je regarde sidérée, les spirales avancent, vides et inutiles, pas de "blong" à la fin de leur course laborieuse, pas de bouteille, rien, le silence…

Aujourd’hui j’ai acheté une case vide et ça m’a fait réfléchir. Aujourd’hui j’ai acheté une case vide et depuis plus rien, comme un blanc…

Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

  • 14.3.11

La chienne – par Kwetchou

imageHabituellement, la chienne venait m'accueillir à la porte, frétillant avec une ferveur excessive comme seuls savent le faire nos amis de la race canine. Après l'école, je rentrais la première à la maison, et j'aimais que mon retour soit une fête pour elle, être attendue me rassurait.

Ce soir là, personne derrière la porte, la maison était silencieuse. Tous les volets étaient clos comme d’habitude, mais là je fus remplie par cette sensation, qu'évoquait parfois mon père en ouvrant les volets nerveusement, d'entrer dans un cercueil. Je restai dans la pénombre pour arpenter le couloir d'un pas alourdi par l'angoisse. Le premier fœtus était là, au milieu du couloir, dans cette gelée d'un rouge macabre, un deuxième puis un troisième... La chienne était blottie au fond du couloir, dans un débarras encombré, léchant l'issue ensanglantée de son antre maternel. Elle était vivante, j'étais soulagée.

La veille, mon père avait abusé du seul pansement qu'il avait trouvé pour soulager les souffrances incommensurables que lui avait infligé la vie. Ces souffrances qui, avec le temps, ne faisaient que distiller leur poison immonde de fantômes lancinants. La veille donc, mon père pris par ce grand délire que l'on nomme tremens, avait dérouillé cette chienne au ventre gonflé par le péché. La mort de ses petits me semblait secondaire. Ma priorité était de nettoyer pour protéger la chienne d'une autre colère de mon père. Il y avait un chiot en gelée sur le sol de ma chambre, sur mon lit, deux dans le salon... La bête avait arpenté la maison semant ses cailloux sur son chemin de croix. Sept en tout. Je me surpris même à une pensée d'humour macabre : « Sept d'un coup ! Comme les mouches... ». Prise par ce sentiment urgent de cacher les dégâts occasionnés par la bête, je me saisis d'un sac poubelle et à l'aide de chiffons, je ramassai chaque petit corps, changeai les draps de mon lit et nettoyai les traces de sang dans toute la maison, concentrée sur cette tâche urgente de faire disparaître toute trace de ce crime.

J'entendis la voiture de mon père et vins me poster près de la porte d'entrée de façon à bloquer l'accès au couloir. Mon père entra d'abord ravi de me voir l'accueillir puis inquiet par l'atmosphère ambiante. Et du haut de mes onze ans, de ces yeux noirs dont il m'avait fait héritage, je défiai mon père par ces mots : « La chienne a perdu ses bébés morts dans toute la maison mais j'ai tout nettoyé alors il faut la laisser tranquille maintenant ! ». Mon père devint livide torturé par la vision de sa petite fille ramassant ces petits cadavres, dégâts collatéraux d'une soirée trop imbibée de souffrance. Il me dit d'une voix faible : « Tu n'aurais pas dû, je l'aurais fait en rentrant » esquissant un geste d'approche paternel pour me rassurer. Je fis un pas en arrière et repartis vers la bête pour m'assurer de son état, puis je m'enfermai dans ma chambre. Allongée sur mon lit, les yeux écarquillés, pas une larme ni un cri ne vinrent, juste cette colère violente tétanisante, cette haine féroce pour cet homme que j'aimais plus que tout.

Ma mère rentra à son tour et je fis semblant de dormir. Ils chuchotèrent un peu, je les entendais se relayer auprès de la bête pour la soigner. L'oreille à l'affût du moindre faux pas, l'estomac noué par un mélange de colère, de peur et de tristesse, je restai aux aguets. La maison fut silencieuse ce soir là, pas de dispute, pas de cris... Je m'endormis.

On ne reparla jamais de cette histoire.

Quelques semaines plus tard, mon père partit dans son sommeil emporté par ses démons si cruels. Son cœur cessa de battre, comme le balancier de l'horloge du salon. Sa mort me plongea dans un chaos d'émotions douloureuses et contradictoires : le manque de cet être tant aimé, le refus de croire au côté définitif de son départ, la colère qu'il nous ait quitté, l'abattement. Et toute cette violence se retourna contre moi dans une étreinte de culpabilité aux griffes acérées. Seule, les volets clos, je passai des semaines dans ma chambre à pleurer et à hurler en silence, clouée par une douleur puissante.

Le temps passa, la vie reprit ses droits.

Aujourd'hui j'ai 28 ans, un mari que j'aime et j'ai déjà fait six fausse couches. Ce soir, c'est là, blottie derrière le lit de la chambre conjugale, au fond du couloir, recroquevillée sur mon ventre gonflé par cette présence si douce - enceinte de mon septième enfant - que je meurs, pétrifiée par une colère violente, sans cris, ni pleurs, sous les coups de pieds de mon mari aviné qui me traite de chienne.

Illustration

Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

  • 23.7.10