Tu sais, à son âge !

14.8.12

Elle creuse, ça se voit, elle creuse. Dans sa mémoire immédiate, dans le cœur de ses oreilles défaillantes, elle cherche à capter les paroles de l’un, la répartie de l’autre. Elle suit un, puis deux regards, lit sur les lèvres puis perd le fil. Passe à côté. La conversation ne peut se faire qu’en face à face, un à un les mots s'échangent, brefs mais intelligibles, vides de sens mais articulés au volume voulu, pas trop haut, ni trop bas. Un médium que peu d’interlocuteurs arrivent à trouver. Alors elle fuit la clameur des retrouvailles familiales, des rires et du brouhaha des alacrités.

Sous ce couvert, cette exclusion de l’âge, on la pardonne, on la laisse sauter entre nous, entre deux vaisselles à récurer et trois morceaux de poulets à servir.

Mais a-t-elle déjà entendu ? N’est-elle pas depuis toujours dans cette aphasie que la surdité déplore ? Dérivatif aujourd’hui bien huilé pour passer à travers elle, à travers nous sans voir, sans entendre, sans comprendre.

Qui est-elle ? Où est-elle ?

Dans le déni des violences douces, bercée par un oubli instigateur de vide, victime d’une génération sans rétroviseur ? Ou simplement lâchée d’un passé décomposé, par l’être qu’elle fut, qu’elle est encore et qu’elle n’assume pas ? « Elle n’est pas ouverte aux autres, tu sais » dépote la sœur. Ça tombe comme un couperet, une fatalité qu’il faudrait accepter sans rechigner. La dureté de ses jours enfouis, l’anathème qu’elle ne se résout pas à poser sur son handicap affectif : il faudrait lui pardonner, lui laisser cette vacance comme une canne de vieillesse et l’ériger en victime d’un temps où on ne savait pas aimer.

La vieillesse est un abîme, on s’en doute, on la voit chaque jour qui s’émiette dans sa tête. Mais sus au pathos ! Pas elle, pas elle, il ne faut pas qu’elle joue ce coup, trop simple, elle ne se résume pas à cette inexorable descente. Sa capacité à communiquer, ses facultés à aimer et à le montrer même bien entendant n’ont jamais été révélés et le mince filet attendrissant qu’elle nous sert aujourd’hui ne réussit pas à nous décoller de notre marasme familial.

Sans accès, sans saveur, nous composons le personnage qui nous arrange, vieux, perdu – tu sais, à son âge ! - faussement solitaire qui se contente d’une petite vie au ralenti, enfoncé dans une psychorigidité qui n’a d’égale que ses présumées misanthropie et pingrerie. « Elle entend ce qu’elle veut entendre ! » réplique le neveu. Et le sujet file une nouvelle fois s’enfoncer dans le ventre mou de l’été. Le silence peut retomber.

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