Un train vert et gris

12.1.13

« Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors et qu’il n’y a plus ? » (Saint-John Perse)

C’est un train, un train d’enfer vert et gris, long sans fin. Il entre en gare dans un grand fracas de fer rouillé puis s’immobilise sur un grincement de freins qui sonne à mes oreilles comme le cri déchirant du départ. Aujourd’hui, il pleut. Comme jamais plus il ne pleuvra. Une épaisse brume recouvre la locomotive. On croirait une de ces vieilles michelines vapeurs enveloppées de l’ouate du temps. Une de ces locos que grand-père a pilotée et conduite jusqu’à moi, dans ma mémoire fraîche d’enfant, lors des longues veillées d’hiver où il me racontait son épopée de cheminot, réelle ou tendrement romancée.

C’est un train, un train d’angoisse, gris et violent. Il s’arrête, crache le désespoir dans le ralentissement des machines. Le quai est froid et je me sens une proie. Pris dans l’impossibilité de fuir le train, lié par l’inéluctable montée de la première marche, mon corps résiste et mes pieds se collent au sol. Je me sens lourd d’inexistence. Une main serre mes doigts gelés, une présence évanescente. C’est sûr, grand-père gueule de charbon est aux commandes et me regarde par la fenêtre. Le chef de gare arpente le quai et tape du pied dans le silence pesant d’avant le départ puis porte son sifflet en bouche. Mon cœur s’affole et dégringole me laissant évadé improbable ; le temps se cloue à la porte automatique du wagon qui s’ouvre d’un soupir las.

C’est un train, un train vert et gris, un Corail long sans fin, un train qui veut m’arracher d’ici pour me conduire là où je ne serai plus. La main qui jusqu’alors me retenait se détend et lâche sèchement comme pour me donner l’autorisation de m’envoler. Je frissonne. Fébrile, je saisis ma petite valise et reçois de la main un baiser mouillé sur la joue, un baiser venu de haut, trop haut. Grand-père attise le feu de la machine et le charbon dans le foyer déploie les flammes de l’enfer. Il pleuvra toujours. Je ne serai plus jamais petit.

Illustration : © Clarence H. White

Texte initialement publié sur le blog Les confins d'André Rougier pour les vases communicants de décembre 2012.

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