Aucun visage #after #TFV #LesVisages

20.8.15

Vous n’avez vu aucun visage. Ni ici ni ailleurs. Ne pas montrer les visages alors qu’il s’agissait d’un roadtrip estampillé Tour de France des Visages tenait de la gageure, tant la photo ou « l’autophoto » prise à deux ou à plusieurs – le fameux « selfie » pris bras tendu qui flanque un rictus terrible valant tous les liftings ratés du monde - a pris une place prépondérante dans nos vies et sur les réseaux sociaux. Mais ça s’est imposé à moi simplement. Dès le premier visage, j’ai senti que le voyage ne serait pas une somme de visages postée en ligne, que le trombinoscope serait ailleurs, dans ma tête et dans la tête des visages. Les visages sont allés bien plus loin que les alentours de mon encéphale et, s’il fallait justifier le choix de ne pas photographier vos traits, le seul fait d’atteindre au plus profond mon être dans son corps (Attention ! Aucune pénétration plus avant à envisager dans cette phrase) suffirait à ce que j’arrête ici ce billet. Mais je continue.

Vous n’avez vu aucun visage, donc. Mais moi, je les ai vus. La découverte, même si elle a été partielle, les photos de profil de vos comptes respectifs donnant tout de même à voir et à reconnaître, n’a pas engendré ce besoin de figer les figures dans les pixels de mon téléphone. Les visages sont ailleurs. Autour de vos figures. Évanescence de visages comme des coupes transversales de vos têtes, tout ce que vous mettez autour et qui ressort dans vos sourires, vos clignements d’yeux, vos levers de coudes (le vin, cet élixir de visages), vos battements de cils ou encore vos baisers sur ma joue. Sous vos pieds, dans vos mains, dans vos gestes, votre allure à l’intérieur même de vos objets quotidiens, tout cela repose dans vos bajoues comme une réelle intériorité.

Vous n’avez vu aucun visage mais plein de bidules autour. L’infra-ordinaire cher à Christophe Grossi et à Georges Perec est ressorti comme l’évidence, une certitude qu’en photographiant ce qui vous ceint – l’insignifiant, le futile, le dérisoire : le bibelot posé sur la bibliothèque, les livres en couche sur les étagères, les fourchettes et les brosses à dents, le pommeau de douche, l’armoire rangée ou en désordre, le tableau accroché à la couleur de votre mur, les bijoux à l’air libre ou dans des boîtes précieuses, la peluches posée sur la taie d’oreiller, la chaise dégingandée et le coussin moulé par vos formes etc. - je touchais autre chose que votre visage ne me disait pas, ou du moins que je n’arrivais pas à lire directement. Ecrit comme ça, ça peut paraître sociologique à l’excès ou intellectuellement tortueux. Il n’en est rien car rien n’a été calculé en ce sens, ce n’est qu’une transcription a posteriori de quelque chose qui s’est tramé et tressé dans nos simplicités. Je n’ai rien décidé, c’est venu à moi par vous.

Vous et les autres, figures encore endormies dans mes yeux, n’avez vu aucun visage. Et c’est très bien ainsi.


Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez. Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez. Questionnez vos petites cuillers. Qu'y a-t-il sous votre papier peint ? Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ? Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ? Il m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles: c'est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité.

Extrait du texte bref ("Approches de quoi?"), un des plus fondamentaux de Georges Perec (qui) ouvre le recueil L'Infra-ordinaire publié par Le Seuil en 1989, où on trouvera en particulier La rue Vilin, 243 cartes postales en couleur, Promenades dans Londres, etc. (source : http://remue.net/cont/perecinfraord.html)

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