C'est gris

1.11.15

C’est gris. Perchés sur une colline, il y a ici des bouts de terre délimités par des pierres disposées en rectangle et habillées solennellement par de larges rangs de granit noir granulé de blanc. Ces lopins secs sont disposés en terrasses étagées et dans leur empilement, ils forment des strates de temps comme les sillons d’un tronc coupé. Au centre de ces sombres agencements, on a posé des constructions, toutes identiques, des petites maisons calmes où reposent des images évanescentes de chers ou de moins chers arrachés à l’oubli par ces portraits noirs et blancs qu’on a collés au fronton.

Nous sommes souvent passés devant le grand portail de fer travaillé de cercles et de courbes entortillées mais sans jamais évoquer la possibilité d’entrer pour voir, pénétrer et déambuler dans les allées, se recueillir et évoquer les images, se souvenir du temps où elles n’étaient pas de simples portraits fanés sur le granit froid mais des âmes bien vivantes de chair et d’esprit.

Puis un jour, poussés par la présence d’un tiers, quelqu’un de cher mais étranger à notre retenue, à notre oubli, à nos non-dits, nous avons traversé le portail comme on rentre dans un musée, faussement légers avec dans le cœur un bourdon d’étonnement de ne pas l’avoir fait plus tôt.

C’est gris, on le savait. Nous sommes entrés voir les vieilles photos encadrées dans des médaillons désuets, cerclés de dorures patinées et souillées par le temps. Il y avait les grands-pères et les grands-mères, du côté de la mère et du côté du père, à quelques rangées de granits enfermés à mort. Deux petites maisons étagées rien que pour eux à deux terrasses d’écart, plantées là pour l’éternité des concessions. Plus loin, nous avons retrouvé un oncle puis un grand-oncle et plusieurs empilements plus bas, de lointains aïeux pour lesquels il fut plus difficile d’identifier les noms et la descendance. 

C’est gris, définitif gris, gris fatal et en quelques minutes, nous nous sommes grisés, drapés d’une étrange joie à parcourir nos mémoires. Au bout du labyrinthe, nous sommes arrivés jusqu’à toi, toi le souvenir le plus vif, perché sur le plus haut étage, au dernier rang des disparus. Toi, mon père et dernier trépassé, toi et ta petite case entourée de jeunes et propres graviers qui craquent sur nos pas. Nous avons regardé ton visage dans le médaillon, nous avons tourné autour de ton ultime prison, pleins de nos vies et de nos regrets. Nous nous sommes tenus sans se toucher, sans nous recueillir. Nous avons convoqué en silence les plaques grises qui flottent encore dans nos corps et nous avons tu l’absence de fleurs qui gèle nos intérieurs, sans te pleurer.

Cimetière de Saint-Chinian (Hérault) - Vue google earth 2015

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