Fichu gris - Extrait de "Les Gens" paru chez Tarmac Editions

17.1.19

C'est un petit bout de femme au visage bardé d’un fichu gris, été comme hiver, une cape d’invisibilité pour dissimuler une expression assurément mystique. Je la croise, tous les jours. Elle sort de sa grotte, vieille cahute coincée entre deux immeubles rénovés, claque sa porte récalcitrante d’un geste lourd, puis la verrouille avec trois tours d’une grande clé qu’elle pend par une corde à sa robe de bure. Elle longe les murs, la tête basse et les mains crochetées sur le nœud de son fichu. Elle use le même chemin, le même trottoir, chaque pas sur celui de la veille, trajet de jour comme de nuit. Une main se décroche en guide sur les façades. Cahin-caha sur le pavé, elle avance et le bruit de ses souliers élimés aux talons épouse sa démarche boiteuse. Elle entre dans l’église et demeure une heure sur un prie-Dieu, seule ; puis retourne chez elle en répétant le parcours à l’inverse, dans le même sillage : le trottoir au plus près du mur, la tête penchée sur ses Richelieu, les mains crochetées au fichu.

Personne ne connait son nom, on la dit sourde et muette. Certains la croient aveugle, ce qui expliquerait l’application qu’elle met à millimétrer ses trajets, sa foulée précieuse et ses yeux défunts perdus dans le fichu gris.

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Extrait de "Les Gens" paru chez Tarmac Editions Jean-Claude Goiri (photo de couverture : Alain Mouton)


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