La femme au balcon LI

31.5.22

Tu apparais dans le cadre de ma fenêtre, installée sur ton balcon, comme d’habitude. Mais aujourd’hui, tu te tiens assise face à moi. Plus haut qu’à l’accoutumée, tu prends la position : de trois quart, le dos droit, les mains sur les genoux, la droite posée sur la gauche et tu esquisses un sourire mystérieux. C’est un sourire naissant, pas encore tout à fait là, seules les commissures pointent vers le haut et laissent deviner des pommettes saillantes qui n’adviendront pas. 
Tes cheveux très noirs sont détachés et tombent lourds sur tes épaules. Cela ne t’empêche pas de tenir la pose, les yeux fixes et ronds pointés sur mon balcon.
J’ai juste le temps de figer l’image, de la transformer mentalement en Joconde que surgit dans mon salon, un homme. Est-ce moi cet homme ? Un homme tenant dans sa main droite un plat caché derrière son dos. Il fait trois long pas d’élan, se précipite vers la fenêtre et te jette en pleine figure une tarte pleine de farine et de crème pâtissière. 
Je me réveille avec ça. La Joconde au balcon entartée sous mes yeux ! Son sourire toujours inébranlable, le visage à moitié couvert de farine et de crème qui dégoulinent sur les cheveux. Elle se tient droit, toujours. Ce n’est plus tout à fait toi. Une larme naît sous son œil gauche, descend lentement le long de la joue, continue son parcours sur sa poitrine et commence à attaquer la robe. Sur le côté droit, la crème fait le même chemin, tombe et coule, tombe et coule par petits morceaux bien gras. Les couleurs dégoulinent comme si on avait jeté de l’eau sur la toile d’un tableau pas encore sec. Les pigments tombent un à un, se mélangent dans une bouillie de teintes verdâtres et jaunasses qui, maintenant, chute par gros paquets dans la rue.
Je me réveille avec ça. Alors que réellement, cette fois-ci, tu apparais dans le cadre de la fenêtre, véritable femme du balcon, avec tes yeux boursouflés de nuit, ton sourire inexistant, ta tête mal coiffée, ton bel âge plié dans tes gestes et tu me regardes pleurer sur mon balcon : « Ça va, Monsieur ? ».

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