Vieux chagrins

Il paraît que les vieux chagrins restent sur nos visages, qu’ils tracent leurs sillons, pore après pore, année après année, jusqu’à devenir les chemins de traverse qu’empruntent nos rides pour nous aider à sourire.
  • 31.5.20

Glouque

On s’est fait une langue,
dans les livres bien sûr,
à l’école aussi, cette gangue
des plaisirs d’enfant. 

Mais que dire de nos patois aimés,
parents de guingois
qui parlaient mauvais français.

Que retenir aujourd’hui
de cette poire « glouque »
que ma grand-mère désignait 
pour dire le fruit pourri ?

Que c’est joli dans la mémoire 
ces mots inventés pour dire 
tout ce qui disparaît.
  • 29.5.20

On se met un rêve dans le nez

Un vieux réflexe,
ce relent d’insouciance,
on se met un rêve dans le nez,
les pieds sur le canapé. 

Viens,
on réduit
à tout petit 
la distance 
où l’on nous maintient. 

Allez,
avec nos bouches,
on colle des couleurs
à ce gros monde qui vient.
  • 28.5.20

Tout cabossé

Il y a faille de la mémoire,
obscur déni ou amnésie. 

On secoue le grand sac 
pour trouver le bon numéro,
un plaisir d’enfant dans le sourire.

ce que l’on sort alors
de nos emmêlés est souvent 
un petit mensonge tout cabossé.
  • 27.5.20

Ombres anciennes

On porte sur le dos 
des ombres anciennes.

Les nôtres et celles de nos aïeux
déjà courbés de lourds fantômes.   

Il en va de génération 
en génération — poids d’enclume 

sur nos cris d’aujourd’hui.
  • 25.5.20

Chemins d’enfance

Des traces d’avenir sur la chaux,
des rêves coincés entre les murs.

Au bout de ton crayon de bois,
ces lieux intimes mal dessinés

dont il suffit de se souvenir
pour savoir combien ils étaient libres. 

Qu’as-tu fait de tes chemins d’enfance ?
  • 24.5.20

Présent ciel, distant ciel

On hésite à travailler en présenciel ou en distanciel selon le bon vouloir des chefs qui ont pour mission de décider si la distance doit être de mise ou si la présence s’avère indispensable. 
Alors, on se zoome ou se meete ou encore se teame par écran interposé pour statuer sur notre sort, pour savoir si notre corps a la permission de sortir, de s’engager avec d’autres corps sous un ciel clément ou si décidément non, les nuages sont encore trop présents pour envisager un retour incarné dans les bureaux.
Dans le process de décision, une évidence ne dit pas son nom, une question est mise à nue : être présent, être avec et parmi les autres a-t-il encore un sens ?
  • 23.5.20

Sur les tempes de l’après-midi

Un nouvel été se pose sur les tempes de l’après-midi. Au loin une sirène rompt le silence.

Un bruit d’avion, de ceux dont on avait oublié l’existence, fait un bref passage, juste le temps de jouer un duo avec la sirène. 

Il reste un espace de paix, juste entre les deux, dans lequel je disparais.
  • 21.5.20

Il y a ce monde qui rouvre

Il y a ce monde qui va cahin-caha dans les rues, ces boutiques rouvertes sur l’espoir malgré leurs portes barrières devant lesquelles chacun doit se responsabiliser. Des affichettes sont collées là, sur les vitrines, pour nous dire de porter masque et mains propres. Alors, il faut se frictionner avec du gel, montrer pattes blanches avant d’aller consommer à trois ou quatre, pas plus.
Il y a ce monde qui rouvre parce qu’il faut acheter pour que d’autres puissent vivre. Peuple muselé et hagard rompu aux emplettes à emporter, consommateurs figés devant des comptoirs de fortune, à un mètre les uns des autres. Gare à celui qui tousse ou éternue. Il faudra longtemps se serrer les coudes.
  • 16.5.20

Dehors est un meuble qu’on a oublié de lustrer

Dehors est un meuble qu’on a oublié de lustrer.
Son bois craque sous la poussière. Le soleil a beau chercher dans le vent de quoi cirer son visage, dehors est pâle comme une première neige. On y vient tout de même regarder l’oiseau qui fait semblant de voler, le chat maigre qui lance de gros yeux à demain. Mais le passant n’a plus d’adresse pour rêver. Le cœur n’y est plus.
Dehors est un seuil qui a oublié de briller.
  • 8.5.20

La rue n’en peut plus de voir si peu de monde

La rue n’en peut plus de voir si peu de monde. Depuis un mois et demi, on l’a quasiment désertée. Seuls quelques pas par jour sur son bitume, petit pas fébriles et lents, sorties de première nécessité, traversées de besoins vitaux. Pas plus d’une heure et les gens s’en retournent.
La rue a peur de ne jamais revoir la foule, de ne plus avoir à gérer les croisements sur les trottoirs, les frottements d’épaules, les montées et les descentes, les « Pardon, excusez-moi » assortis de sourires. 
La rue transpire sous ce nouveau soleil solitaire et sous une angoisse chaque jour plus prégnante. Et s’ils ne revenaient plus jamais. Et si elle se retrouvait un jour complètement seule. Et si elle ne servait plus à rien. Autant de cogitations qui ont remplacé les congestions à ses carrefours. Elle vit sous un éternel feu vert au bord duquel ses passages piétons dépriment. 
La rue ne bouge plus et scrute les portes à l’affût des sorties. Désormais, elle compte les gens qui passent sous les porches, qui osent encore pousser leur nez dehors puis fais un rapport journalier sur une petite fiche Bristol. Le soir, lorsque le couvre-feu lui assure que plus personne ne sortira, elle compile les chiffres, dessine des graphiques à bâtons et de belles courbes. Il paraît que depuis qu’ils ne la foulent plus, les gens font pareils pour compter leurs morts. Elle ne peut pas y croire.
  • 3.5.20

Manuscrit zéro

1er mai, 18h30, les cloches retentissent dans la cour. Je lis Yôko Ogawa et m’arrête un instant pour apprécier la douceur de l’air et la danse des cloches qui déjà se calme. 
À l’étage, j’entends parler italien. Une voix d’homme très forte qui n’en finit plus de parler. 
Les cloches sont remplacées par  les sirènes d’une voiture de police qui, elles aussi, se calment très vite. 1er mai, 18h30, les cloches retentissent dans la cour. Je lis Yôko Ogawa et m’arrête un instant pour apprécier la douceur de l’air et la danse des cloches qui déjà se calme. 
À l’étage, j’entends parler italien. Une voix d’homme très forte qui n’en finit plus de parler. 
Les cloches sont remplacées par  les sirènes d’une voiture de police qui, elles aussi, se calment très vite. 
Yôko parle encore un peu dans ma tête, en italien. Je ne comprends rien. Sinon, qu’elle écrit tout ce qui la traverse pendant l’écriture du manuscrit de son nouvel ouvrage. Manuscrit zéro, c’est le titre du livre. 
Le vent se lève. Je l’entends tourbillonner dans la cour mais ne le sent pas. 
Ogawa, c’est la fuite des idées ou plutôt la fuite du temps comme un vent que l’on ne ressent pas, comme si son écriture n’était guidée que par la pensée de l’instant. Le son des cloches qui très vite s’évanouit : c’est peut-être ça son écriture. Ou bien est-ce la sirène d’une voiture de police qui disparaît rapidement.
Elle capture la durée dans sa langue. C’est sûrement elle qui vient de faire taire l’Italien à l’étage. Elle capture la durée dans sa langue. C’est sûrement elle qui vient de faire taire l’Italien à l’étage.
  • 1.5.20