L'homme de peu VII

VII

Seule la terre se souvient
de toi l’homme de peu,
des journées abattues
sous un ciel tendu de muscles.

Le labeur assomme les pensées,
plus rien n’affleure que le présent
à donner le fruit aux maisons
des gouvernants qui exigent 

de toi la douleur sur les cailloux, 
de toi le meilleur de la force,
de toi la parfaite servilité,
de toi le corps au mépris du chef.

Tu en as sarclé des tertres d’argile
sous un soleil qui écrase la tête
pour que naisse la couleur du vin
à vider dans la gorge des grands.

Porteur d’eau bleue,
chercheur d’or en toc
pour la gloire d’un parterre
d’hommes sans compassion,

d’esclavagistes à la chaîne
installés à des chaires d’orgueil
pour qui être et jouir se résument
à produire de la tonne

sur le dos des comme toi.
  • 30.12.21

L'homme de peu VI

VI

Tenu par des berges invisibles,
La terre nourrit ta présence,
elle seule donne récit
des temps où tu étais jeune

à chercher la mûre parfaite 
sous les ronces de l‘arbre,
à épier au-dessus des toits
le meilleur ciel à saisir,

en quête de l’azur sublime
capable de soigner la plaie,
d'être source où s’abreuver
pour calmer la souffrance.
 
Fatigué de tendre la nuque,
tu as baissé les yeux,
de nuées recouvert le chemin,
(toi qui voulais le ciel sans nuage)

Tu es resté le bouffon d’une chimère,
pieds rivés au plancher des bêtes,
des pauvres et des vassaux.
Tu as vécu le manque,

un seul bleu sillant tes veines
pour toute idée de la beauté
d’être au monde des vivants,
sujet des seigneurs qui élaguent

le rêve à la serpe des promesses.
  • 28.12.21

L'homme de peu V


Animal agité par la mort 
que ton corps ne craint plus, 
tu es l’âme de peu qui traîne 
nos regrets comme des grelots. 

Esprit éveillé aux autres,
débarrassé des doutes,
tu parles et nous cherchons
à savoir si tu renais

du babil délicat de l’oiseau
ou du nuage né de l’effroi du ciel,
de nos peurs changées en espérances
ou de nos manques inavoués.

Sous le soleil qui trouble la terre,
dans l’éclat qui éclaire la feuille,
à travers la peau des rivières,
on se prend dans les remous de ton chemin.

Là-haut tape trop fort nos visages,
dissimule nos pensées abruptes.
Alors tu remets lentement à la brume
les questions et l’avenir des saisons

sans que l’on sache où tu vas.
  • 27.12.21

L'homme de peu IV

IV

Que de la terre dans la terre,
tu te charges en calcaire.
Tu es de chaque pelletée
un fantôme dans la vallée. 

Sur toi la mémoire bute
comme la charrue sur la pierre.
Sur ton corps de marbre,
s’écrit une nouvelle histoire.

Personne ne la comprend,
n’entend les pas qui continuent,
ne sait comment cette force minérale
se fait présence au-delà de nous. 

Homme de rien uni à jamais
à la forêt et à ses arbres.
Compagnon des bruants, des geais,
plus rien ne te tient sur terre. 

Mais tu hantes les frondaisons
et pour longtemps tu parles :
j’existe dans la clairière 
où un galet dit mon nom 

là au milieu des cendres,
vestiges de vos feux de joie, 
ici dans le chahut de l’arbre 
se donnant aux vents mauvais, 

là dissimulé dans vos cœurs.
  • 26.12.21

L'homme de peu III

III 

Personne ne vient relever
le vent sur cette terre de misère,
regarder le visage de ta veuve,
à son cou soigner les plaies.

Personne ne veut porter
le poids de la charrue,
voir le soc qui a écorché ton corps,
labouré ton ventre jusqu’à la fin.

Personne ne voit en toi
l’affamé enfoui sous la terre,
mais trace dans la mémoire 
que les pas effacent.

L’oubli couvre l’écho, 
ton souffle cède lentement,
à la pression des tempêtes,
à l’érosion des souvenirs.

Ton filet de voix sombre
dans le chaos des gorges
où coule un torrent d'abandons,
parmi d’autres abandons.

Voix parmi les voix des oubliés,
tu es l’homme à répandre
sur le sol trop blanc de pierres,
tu deviens le terreau de ton fils

pour combler les sillons orphelins.
  • 25.12.21

L'homme de peu II

II 

Tu es toujours l’homme de peu,
celui qui vit dans la combe du jour,
dans les fourrés où glapit la hase,
dans les ruisseaux où coule la boue.

Un bol d’argile dans les poumons,
fait vibrer ta pomme d’Adam.
Tu déglutis sans cesse la peine
que la montagne garde dans ton creux.

Tu lui tends ton silence 
à coups de pioches dans les reins.
A vouloir l’étreindre sans cesse,
tu la meurtris, tu te meurtris. 

Ton chagrin passe sur les cimes,
ne survit que l’écho du souffle
à jamais ronflant de ta voix
comme un souvenir par les vents.

De vallée en vallée, on l’entend
s’égosiller de ta fatigue d’homme,
pleurer sur les pentes longues
ce qui reste de ta pâle rumeur.

Une plainte que peu écoutent,
seul l’errant en suit la trace
dans les bois, sous les fougères
dans la foule des animaux.

La montagne a ton visage triste.
  • 24.12.21

L’homme de peu I

I

Ton œil file sous la paupière, 
une fatigue éteint ton regard.
Rien ne bouge dans la chambre,
seule ton ombre attend un geste,

de ta part, un mouvement, 
une grâce à qui répondre : 
tu existes encore sur le toit 
où l’oiseau espère l’appel du matin.

Celui que tu ne siffles plus 
depuis que tu as sombré loin 
des toits et des oiseaux 
des chants et des champs

depuis que la fièvre t’enferme, 
depuis que l’hiver a ôté 
de ta tête ce feutre lie-de-vin 
qui protégeait du mauvais jour.

Ton front a pris l’eau, 
la sueur a coulé sur ton visage, 
laissant l’aube suppurer 
son goût de beurre rance.

Ta nausée est un lait caillé 
dont la couche ne se perce plus. 
Plus de langue pour goûter 
la vie au seul lieu où tu te tiens : 
 
une chambre aux murs de douleur.
  • 23.12.21

Un cri d’enfant

Une sirène de pompiers 
Le rideau tremble à la fenêtre 
Entrouverte la pluie écoute 
Le passage des heures 
Le signal de la faim 
Plus près la porte voisine 
Ouvre sur un cri d’enfant 
Sous le paillasson surgit
Une mélancolie d’avant

  • 18.12.21

Place de la Comédie

La ville a pour quelques semaines laissé tomber son bleu de travail. On a lavé les vitrines, gratté les murs, limé les ongles des trottoirs et maintenant la rue s’habille pour les fêtes. Lumières sous les paupières, les fenêtres commencent à clignoter de quelque joie chaude qu’on pensait oubliée. Des installations cosmiques sont descendues sur la place de la Comédie. Des arbres gigantesques ont poussé si vite que leurs branches prennent feu dès la nuit tombée. Le décor est planté, on entend les trois coups qui marquent le début de la pièce de théâtre : entrez comédiens masqués, consommateurs gelés ! On a encore de la place pour se mettre du gras sous le coeur !
  • 11.12.21

Traverser la ville

Il faudra encore aujourd’hui inventer les grands paysages qui me manquent. Traverser la ville, la tête dans les montagnes, le corps dans la forêt. Croiser autant de chiens errants que d’hommes ou de femmes aux yeux révulsés. Leur promettre une fortune sous un grand arbre, une vie pleine de collines et de champs à perte de vue. Les entendre aboyer pour réclamer leur pitance, tenus par une faim que je connais pas. Voir dans les grands pylônes qui éclairent la ville, ces arbres millénaires sous lesquels ils pourront se regrouper et mélanger leurs palabres aux grands rêves d’espace.
  • 2.12.21