Salpêtre

8.5.16

Nous étions entrés dans la salle encore vide. Une odeur de renfermé saignait les murs, lesquels étaient recouverts d’un papier peint vert sans âge qui se décollait au niveau des plinthes. Sur le revers du papier, suintait un salpêtre gris qui emplissait la pièce d’une humidité de forêt, si bien que dans les angles, s'étaient blottis quelques champignons semblables à des bolets picorés de pourritures.  

Au fond de la salle de spectacle, une dizaine de chaises pliantes en plastique avaient été disposées là pour la représentation. Piquées de rouille autour de leur assisse et entourées de toiles d’araignées à leurs pieds, elles attendaient d’être nettoyées. Elles ne le seraient pas. 

Je pris ma mère par le bras et nous nous installâmes au premier rang. Seuls avec un programme dans les mains, nous attendions. Il était vingt heures trente. La représentation devait débuter à vingt-et-une heures. Nous étions surpris de ne voir personne s’installer à nos côtés et les minutes s’écoulaient dans un silence oppressant. Le bois des linteaux craquait et résonnait dans la pièce, ce qui ajoutait des notes scabreuses à l’ambiance déjà austère. Je m’agaçais sur mon siège, faisais grincer le métal des pieds sur le sol en ciment brut tacheté de points blancs comme de la neige. J’avais froid. Maman, dos droit sur sa chaise, était impassible.

Elle consulta le programme, me fit part de sa hâte de voir le jeune couple de danseurs, les petits-enfants, frère et sœur, d’une amie. Vieille amie qui, s’interrogea-t-elle, n’était pas encore arrivé. Elle doit préparer ses ouailles. C’est ce qu’elle se répondit. Souvent, maman faisait les questions et les réponses. Neuf heures moins le quart et quelques personnes entrèrent dans la salle. D’abord, un couple, vielle dame avec fichu gris et vieux monsieur avec canne, des enfants derrière eux qui chahutaient encore dans le couloir et qui, dès qu’ils eurent franchis le seuil, s'arrêtèrent comme figés par le salpêtre et la froideur du lieu.  Suivirent quatre ou cinq personnes et la grande porte à deux battants se ferma emportant son lourd écho jusqu’aux linteaux désormais muets.

Le rideau poussiéreux en velours côtelé se traîna sur la scène dans un bruit de huisserie et découvrit le jeune couple de danseurs que maman attendait tant. Ils dévalèrent de la scène, le regard absent, sous de frêles applaudissements. Plantés devant nous, attifés de tenues grotesques, ils conjuraient leur punition d’être là, ainsi donnés en pâture à ce petit parterre de gens venus à la foire, voir des enfants miner les grands. Elle, bleue jusqu’autour des yeux, planta sa tête haut dans nos regards pour qu’ils décrochent. Lui, noir scintillant, les bras ballants quémanda du coin de sa bouche notre grâce. La grâce de les laisser tous les deux s’enfuir rejoindre leur monde, le monde des enfants sans fard, sans longs gants qui remontent jusqu’aux coudes, sans sous-pull en acrylique qui gratte au cou, sans pantalons rêches qui collent à l’entrejambe.

La musique s’élança par des haut-parleurs nasillards flanqués aux quatre coins de la salle et remplit la pièce d’une surcouche de salpêtre qui me paralysa d’effroi. Maman applaudit à tout rompre les premiers pas maladroits du duo enlacé puis sourit, pour la première fois de la journée. 

© Simon Roberts _  http://fantomatik75.blogspot.fr/2016/05/the-demons-childhood-117_7.html


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