Elle m'a dit vague

1.4.12

Elle m’a dit avec les yeux. Elle, l’insondable, au détour d’une vie dans un terrain vague. Elle m’a dit vague quelque chose d’indicible pour les trop-parlants, d’invisible pour les tout-voyants. Un œil pointé sur moi plutôt que sur le vide, c’était là, dans l’objectif de – quoi ? Je ne sais pas – pourtant dans mon objectif capturé. Et pour l’être (objectif), je ne suis pas sûr d’avoir tout saisi de ce noir pupilles, de ces yeux braqués sur moi, de ce rien qui dit tout, de ce « tu peux pas savoir » lancé avec fierté à moi, indigent bourgeois engoncé dans ma béatitude.

Et pourtant, elle est restée là un instant, prise dans le neutre, empêtrée dans mon regard qui en disait long sur mon désarroi. Passe, sembla-t-elle me dire, je ne te comprendrai pas, pas plus que tu ne me comprendras. Passe. Passe ton chemin, grand brun, mon acide te tente mais tu n’es pas de taille à me dévisager. Tu n’es pas des miens, passe et va raconter ce que tu as vu dans mes yeux, ce que tu vas sans vergogne propager sur moi et ma tribu, fonce te complaire dans ton confort et propage à qui veut l’entendre combien tu me trouves paumée. Fonce, vas-y !

Et je n’ai pas foncé, ni parlé, ni propagé quoi que ce soit parce que je n’ai pas compris. Je ne comprendrai jamais et ça, l’incompréhension, l’indétermination, le trouble ressenti m’ont permis de saisir bien plus que la vie qui se traine dans ce regard noir, fixe et lourd, bien plus que le stéréotype que j’aurai pu facilement en déduire et disperser ad libitum. J’ai appris, et ce que j’ai saisi c’est qu’il ne fallait surtout pas saisir, pas essayer de comprendre, juste regarder et apprécier la blondeur et la pureté du visage, le souffle de vie qui pointe dans ses yeux massues, la douceur qui – paradoxe – en émane. Et passant mon chemin comme elle le souhaitait plein du discernement de ne pas discerner, j’ai évité le jugement facile et le truisme ordinaire.

Illustration : Mike Brodie

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