Avant la rue
21.5.18
Je regarde cette nouvelle rue pareille en apparence à toutes les rues. Y trouver une différence avec les autres tient de la gageure. Il faudrait pouvoir y poser une histoire, y mettre du sens, retourner le bitume pour voir l’envers du décor, qu’elle nous raconte son voyage avant le pétrole et les voitures, avant les immeubles autour, avant le trottoir et ses passants figés au feu rouge, avant les passages pour piétons et les pots d’échappement, avant le bruit. Mais rien ne transpire de ce temps révolu. Bien trop longtemps qu’elle est rue. Elle-même a certainement oublié quel était son territoire et de quoi il était fait avant.
Pourtant, au milieu de l’artère, un cœur bat. Un parc arboré que d’habitude on appelle poumon vert. On y entre par un portique en tourniquet pour éviter que s’y faufilent des engins à moteur et on se fait probablement ici une idée de ce que pouvait être la rue avant d’être rue. Des arbres, de la pelouse, des cabanes pour enfants, des allées de terre ocre, une odeur de jasmin mélangé à celle que la rue crache sans cesse. Les gens sont sortis de la rue pour rentrer ici, se poser une demi-heure sur un banc pour lire ou converser avec le voisin. Une jeune fille déambule sans aucun but sinon celui de fuir la rue d’à côté. Elle marche en souriant à son téléphone qu’elle porte devant ses yeux comme un guide ou plutôt comme l’objet qui l’extrait des trois dimensions de la ville. Elle tourne plusieurs fois autour d’un parterre de fleurs défraîchies, pointe le téléphone vers la rue, sourit toujours, emprunte le tourniquet en enroulant son corps autour. Les pieds sur le trottoir, devant le parc, elle regarde furtivement derrière elle comme si elle venait de passer malgré elle d’un monde à un autre.