La langue dans le corps

Je me réveille avec la langue dans le corps.
Je veux dire : la langue comme parole, qui s’écrit et court dans le corps.

Un sang pris sous les ongles.
Une bosse sur le front.
Un bouton rouge près de la bouche.
Le cheveu pauvre, le poil rêche.
Un cor au pied, et un pied-à-terre dans le dernier mauvais rêve.

Autant de manifestations de la langue qui puise et s’épuise, de petits abcès sur et dans la peau.
Quand le corps parle trop, rien ne s’écrit sans fracas.

2022 
  • 29.8.25

Les amants

La ville est un puits de lumière. Elle absorbe tout, le ciel et ses oiseaux. Depuis plusieurs jours, ils se sont fait la malle. Ils jouaient sur les murs, entre les ombres tournoyaient, dessinaient arabesques et graffitis dans un concours qui semblait ne jamais s’arrêter.

La ville est belle le matin comme une amante dans son lit. Elle remue doucement et efface tout d’hier. Page blanche avec une envie de recommencer dans les yeux qui la rend attachante. La lumière et l’oiseau reviendront, ce sont de vieux amants inséparables.

2023
  • 25.8.25

Flux

La place donne la note du jour,
assise là sous les grands platanes.

Elle dote la ville d’une portée,
d’une double-croche de paix à saisir. 

J’y lis Woolf dans son flux de conscience,
saute entre ses sons de cloches

et ceux de l’église toute proche
— je vais avec le temps, Virginia.
  • 23.8.25

Moellons

Par la fenêtre, des bouts de murs,
fragments de rue,
fragments d’espaces,
qui tiennent tous dans la tête. 

Des rangées de moellons
se rassemblent sous les ombres,
aussi bien alignés que des soldats
— on dirait qu’ils bougent 
d’un mouvement perpétuel,
absents au regard mais
tenant le chemin aux pensées. 

De quoi écrire une maison
sans se salir les mains
avec cette voix qui construit
des passages secrets.
  • 22.8.25

Qui de nous deux

Un sourire avec les yeux rencontre un visage, et les corps se rétractent : les bras se croisent, les mains cherchent un cou qui se dérobe, l’œil file loin, derrière le paysage. On croit y voir le reflet noir des montagnes et, à côté, nos cœurs plongés dans l’eau de mer. Ce n’est qu’un raté d’ouverture – une panne, une rencontre avortée – qui nous piège dans les plis de l’instant.
Qui de nous deux a effacé l’autre ?

2021
  • 19.8.25

Faire silence

Le jour traîne encore des pieds.
Il faudrait apaiser la mémoire,
tenir l’oubli comme une promesse,
faire silence de tous les bruits,
en appeler à l’oiseau de passage,
et de lui tenter de comprendre
l’envol et la suspension
pour un peu soulever la poussière
qui colle à nos souliers.

2021
  • 17.8.25

Cahin-caha

J’ai vu passer une solitude
avec son charriot d’angoisses.

Cahin-caha,
elle trottait comme une enfant
un premier jour d’école,
les yeux rivés sur ses souliers neufs,

ceux qui brillent trop, et qu’on aimerait vite
salir pour marcher un peu plus droit.

2023
  • 15.8.25

Je cherche une image

Je cherche une image pour dire ce petit vent qui entre par la fenêtre. Léger, doux tandis que les nuages s’amoncellent sur les toits. Je cherche une image à poser sur cette lumière ocre que prend soudain la rue. Les murs virent au jaune, au crème clair. Oscillent entre les deux tons. C’est comme un roulement de tambour mais silencieux. 

Le trottoir sue, les fenêtres gondolent, le jour se recroqueville et trimballe des miasmes. Je cherche une image pour ce qui maintenant se retire. Cette aspiration vers l’extérieur, machine arrière, l’air reflue. J’entends les entrailles des nuages gronder. La faim montre son museau. Je cherche une image qui ne peut être prise par aucun appareil photo. Les couleurs bougent trop vite pour être fixées.
  • 14.8.25

Dans le coin

Je regarde un coin de ciel
se découper entre les rideaux.

Un nuage qui s'effiloche
dessine une herse sur son dos.

Il faudrait caler cette déchirure
entre deux tasseaux pour éviter

qu’elle ne tremble sans cesse
au-dessus de ma tête.

2018
  • 12.8.25

Sur la digue

On a voulu tremper la lune
dans le ciel le plus sombre,

asseoir la nuit sur la digue
comme au bord d’un café noir,

décocher un sourire pour voir
si l’espoir ricochait dans l’eau,

puis on est parti sans rien dire,
une mélancolie sucrée sur les lèvres.

2017
  • 10.8.25

Les sœurs

C'est l'instant attendu :
par la fenêtre viennent
quelques fragments de ciel.

Les soeurs Lumière et Ombre
ferraillent sans rien déranger,
tout en accueil d’autres présences.

La nuit peut venir, elle a son lit.
  • 6.8.25

Exclamation

Un nuage pas plus gros qu’un point passe sous un ciel fragmenté de virgules comme des soupirs. Tu poses ton ombre entre deux rochers. Pour une heure, seul avec la pauvreté du relief, ta langue joue à former des mots comme des ballons qui prendraient de l’altitude. Mais la phrase manque d’air, elle se cache sans que tu parviennes à en extraire le sens. Une vague, quelque inertie plus loin et le poème crie toujours famine. Une virgule attend l’envolée ; le nuage pas plus gros qu’un point, une exclamation.

2018
  • 5.8.25

Un homme sur un banc

Un homme sur un banc souffle sur ses lunettes, pour y faire de la buée. D’un mouchoir en papier puis du revers de sa chemise, il nettoie le verre, le regard porté vers un intérieur de soi.

Au soir, quand baisse la lumière, un homme sur un banc, empesé de nostalgie, d’un geste, d’une façon, que je croyais oubliés au profit d'une lingette à lotion dégraissante, nettoie calmement ses lunettes. 

Allez savoir pourquoi : cet homme m'émeut.

  • 3.8.25

Quelqu’un va

Quelqu’un va dans la rue 
dansant sous le vent léger 
comme le ferait une robe 
entre une paire de jambes. 

Pas de musique mais des pas
cadencés par un ciel métronome.
C’est l’été qui bât son mystère,
joues rouges et talons hauts. 

La mélancolie heureuse sur le pavé,
quelqu’un va dans la rue
en portant sur son dos un baluchon
de mots usés à jeter à la mer.

2021
  • 2.8.25