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Dans la machine, jusqu’au cou.

La pression qui ne dit jamais son nom est omniprésente. Comme un leitmotiv, on l’adjective positive comme si elle pouvait l’être. Elle devient impulsion positive décevante de résultats, ersatz de productivité. Elle est celle qui vous colle sur le fauteuil, l’index voué aux clics, les yeux louvoyant sur l’écran plat à la poursuite de la petite flèche, marqueur unique de vos actes. Elle est là, la machine, concasseur doux de cartilages métacarpiens, précipitant les actes, accélérant puis décélérant le rythme et confondant ainsi la translation des vies : pro, personnelles, proactives, impersonnelles et enfin vides.

Les dossiers jaunes sur le bureau noir, véritables dendrites du cerveau pro, se prennent pour des neurones, se déplacent, s’alignent, se réarrangent malgré nous jusqu’à couvrir l’espace. Ne plus voir le fond d’écran – mer à l’infini horizon ou pic de montagnes rocheuses enneigées, enfants ou conjoint souriants – cliquer sporadique, balayer nerveux, rechercher angoissé la feuille de calcul, la matrice et dans la matrice sélectionner fébrile la colonne A, cellule A1, et insérer comme un automate le tableau croisé dynamique à double entrée, le filtre automatique sur plusieurs colonnes, les sous-totaux, puis taquiner le solveur pour arracher la bonne donnée.

Puis le doute sur le rendu, qui s’installe, se vomit. Impression après aperçu avant impression, mise en forme, mise en page, pagination automatique, en-tête, bas de page, sauvegarde d’un modèle, le combientième de modèles ? Ils ne se comptent plus les modèles, depuis qu’engloutis dans un dossier, enfermés dans un sous-dossier qui lui même contient une multitude de sous-sous-dossiers : il n’y a plus de modèles, le mot s’est enfui de sa définition, il n’y a de modèle que pour le document présent qui n’existera plus dès lors qu’il aura fui imprimer LaserJet ou insérer en pièce jointe dans un email.

Save to PDF. Sauvegarder du rien, de l’éphémère effet et recommencer à gonfler des serveurs de données inutiles. Et continuer à tourner en mémoire vive, la tête engluée de giga-octets ennuyeux.

Douleur de la machine. Fichier / quitter.

  • 23.9.12

Tube


Lui dedans, toujours, lui et l’auto, dedans.

Ici, là, pas un coup d’œil dans le rétro sans l’apercevoir aux commandes : dans sa 404 benne, dans sa R16 berline bleue aux ailes en saillies, au volant de son imposant bahut en chauffeur de bus ou encore, plus roots, sur les chemins escarpés des terres de mon enfance à bord de son Citroën tube orange.

Le tube du temps fait son effet. Le revoir dans le reflet avec ses cheveux noirs clairsemés, le vent lui soulevant quelques mèches par la vitre ouverte. Par le tube. Le mégot goldo aux lèvres, relever le carreau, divisé en deux dans sa largeur, dans un geste si vif, si mâle… Le clap de la ventouse soudait les deux moitiés de plexi cheap et sonnait le départ, le bras gauche ballant sur la tôle ondulée de la portière et le sourire flanqué d’éclats nicotine.

Gaillard trapu, maître de son monde, le grand volant en bakélite glissait dans ses mains rugueuses et lui faisait dessiner de larges mouvements d’épaules. Balancement, frottement des inverses, le lisse, le rude, une conduite d’homme aux bras bandés de muscles pour mener la bête pataude à travers rues étroites et chemins de vignes cintrés. L’œil vissé sur la route, le compas précis sur les arêtes saillantes de l’engin, les manœuvres étaient franches et assurées, comme lui.

Lui dedans, toujours, lui, et le tube, dedans.

C’était son tube, c’était mon père, son identité shootée au véhicule. Lui ne l’appelait pas le tube mais le « Type H ». « Type », ça sonnait plus mec, claquait plus type, balançait plus couillu tandis que le H fumait dans sa bouche et venait moucher ses yeux de fierté. Le tube lui collait à la peau. Le corps absorbé par le fauteuil en skaï, son camion aux ronflements d’une mécanique dégingandée battait le plein dans son ventre et réglait chacun de ses gestes au point qu’il était difficile de dissocier l’un de l’autre, la machine de l’homme, l’homme de la machine. L’osmose. Le tube c’était mon père.

C’était mon tube de père.


Texte initialement publié sur le blog le démotoir pour les vases communicants d'août 2012.
  • 22.9.12

Les extravagances ordinaires

http://news.rufox.ru/texts/2012/05/22/236960.htm
Par une chaleur torve, l’angoisse greffée à la glotte, il avançait péniblement. Une rue. Au sens étroit de la rue, une ruelle, dirait-on. Un goulot d’étranglement, il pensait. Il marchait. Sans but, uniquement le besoin de bouger, de surprendre ses cogitations par des pas réguliers, des allées et venues vers nulle-part. Marcher, marcher toujours et au lieu de penser trop fort le monde, se le prendre dans la gueule, en vrai. C’est ce qu’il voulait. Pour une fois, sentir au dedans ce qui se passe au dehors, les extravagances ordinaires et leur ménage quotidien.

Comme aujourd’hui dans ce réduit de rue, sur ces murs beiges et gris léchés d’un soleil haut, distinguer les écrasantes et extraordinaires bacchantes que formait l’ombre des volets en clef. Avancer entre ce clair et son obscur, entre ce sombre et sa brillance perdue. Peindre les favoris.

La lumière arrogante parvenait, malgré l’engoncement de la rue, à dessiner sur les murs toutes sortes d’ombres alambiquées. La sienne, petit nabot claudiquant dans la ville, se voyait surmonter les hauts immeubles d’un reflet noir gigantesque. Elle venait par ses mains boudinées, bras à peine tendus, s’effiler et friser les moustaches géantes tout en caressant les cheminées de briques rouges perchées sur les toits.

Longue traversée de son corps par une si petite issue. Corps aussi large que long, à la faveur de petits déplacements, il gonflait puis dégonflait se jouant des rayons du gros jaune. Lorsqu’il se rapprochait des portes, sa taille enflait jusqu’au trottoir d’en face. Quand il levait un bras, c’est tout un pâté de maison qui coulait dans la pénombre. Le soleil se moquait de lui, et lui s’en amusait. Là sur un carreau, brusquement, un filet réfléchissant changeait de direction, coupant sa route et l’obligeant à modifier sa trajectoire, à lever un pied puis l’autre pour ne pas que son ombre disparaisse à jamais. 

Sa marche devenait un jeu d’ombres et de lumières, une série de gesticulations inutiles dont lui seul connaissait le sens, une parodie éclairante de ce qui lui coinçait la gorge, lui enflait la tête et laminait l’esprit - amas de pensées turgescentes et de turpitudes noires. Dans cette rue à la lumière joueuse, il réapprenait à marcher, à éviter chaque écueil d’ombre, chaque fourberie de clarté.

Jusqu’au soir où l’ombre gagnait, inévitablement. Demain à charge de revanche, il rejouerait. A nouveau, marcher.


  • 16.9.12

ce flou en soi #VasesCommunicants


trop de ce temps a passé & rien ne s'est passé. non. & rien n'est passé. c'est ce qu'ils ont dit alors. ils ont dit qu'on était là pour ça. pour que ça passe. & du temps à passé – oui

du temps a passé alors. pas beaucoup pas vite. peut-être trop – on n'a rien vu. on a passé ce temps-là – là. accroché à ce bout de soi qu'on appelle encore soi. soi quand on est seul. soi quand il n'y a que soi 

– soi-seul 

& puis moins en soi on s'est détaché à mesure. délité, on a senti les bouts partir avec comme quand  –

on a senti partir les bouts avec

on a dérivé au fil. oui. c'était il y a – c'était. c'est encore. c'est là. ça ne part pas. c'est une tâche au fond. ça fait une tâche. une tâche de flou. en soi ce flou

il n'y aura plus assez de dates maintenant. plus assez de dates pour faire tenir dedans ce temps passé à courir derrière soi. ce temps où – seul, on a gratté sols murs à chercher en vain – en vain parce qu'

on ne savait ni quoi ni où chercher 

il y aura toujours en soi trop de couloirs où le temps à soi se perd – où le temps de soi, on l'attend. trop de dalles à compter recompter quand l'attente – au bout, cette attente qui vire au gris plomb au noir mat – quand 

longtemps il y aura encore ces couloirs entre les pans de la tête – longtemps la nuit. la même nuit. cette nuit qu'on essuiera. & tout ce noir à gratter pour voir mieux. plus loin. à gratter avec les outils pauvres. les outils à soi. un bras au bout duquel une main au bout de laquelle un doigt au bout duquel un ongle. dérisoire.

c'était il y a – on ne sait pas non. pas vraiment c'est flou. 

c’est flou en soi toujours 

toujours flou en soi

Jean-Marc Undriener

Le premier vendredi du mois, ce sont les vases communicants : chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et l'autre ce mois-ci, c'est Jean-Marc Undriener, auteur du texte ci-dessus. Vous trouverez le mien sur son tout nouveau site fibrillations.net sur lequel j'ai le plaisir d'inaugurer la page consacrée aux vases.
Comme d'habitude, vous suivrez les liens de tous les échanges de ce mois-ci sur la liste établie par la grande prêtresse des vases, Brigitte Célérier.
  • 7.9.12

On a fixé le temps


On a fixé le temps, trop de temps. Et le gris s’est posé trop large, trop grand. Sur ce pont, aujourd’hui, encore tu veux me capturer dans ta boîte, fouiller mon corps par le visage. J’ai trop battu ton temps ici. Je suis îlien sans cadre, loin de tout, de tes agissements de rapporteur, de tes papiers érudits sur des gens que tu ne connais pas. Je ne veux pas, veux pas me raconter à toi l’étranger à l’objectif si mince. Tu crois quoi ? Que tu vas capter en un seul clic, l’histoire, mon histoire accoudée à tes ponts d’envie cupide de savoir.

On a fixé le temps ici, à jamais. Et je suis heureux du gris qui m’entoure. Pas besoin de tes couleurs criardes, de ton sens de l’emphase chromatique. Me contente du peu, du cercle qui m’entoure, du vert dans ma tête et du bleu pour mes rêves, le ciel et la mer comme seule mise au point. Mon visage ne te dirait rien de ce que je suis. Ma tête ne te reviendrait pas, je le sais, tu ne vis que de clichés figés à la une. 

Fixe le temps et regarde plutôt mes mains et mes poignets faits de bois dur saisi. Ils ne font qu’un, le rude et le lisse, le labeur en écharde des braves qui n’ont que faire de toutes tes images forcées.

Illustration : carte postale reçue de Christophe Grossi en vacances cet été sur l’île Croate de Vrgada. Merci à lui.

  • 2.9.12