Lucie

19.8.16

La nuit révèle des monstres. Dans le creux du silence qui la porte, parfois l’Homme rôde, perdu à jamais entre le rêve et le réel. Un passage, unique passage, lui permet de regagner ses sens, de retrouver un équilibre entre les siens, mais ce passage est un couloir si étroit qu’il ne permet pas que l’on s’y croise.

*

Lucie, ce soir, ne veut pas. Alors, elle part. Ses griffes sont trop acérées, pas ce soir, elle ne veut pas de lui.
Il fait doux et l’air léger de cette nuit d’été s’engouffre dans sa gorge pour lui donner un souffle nouveau, une respiration lente, un espoir dans la fuite. Elle fait quelques pas dans la rue, allume une cigarette dont elle crache la fumée par le nez comme un taureau crève sa colère. Deux ans qu’elle se coltine ce baltringue qui rentre saoul un soir sur deux et qui n’a qu’une seule envie pour taire ses angoisses : la baiser. Il la touche uniquement quand il a bu.  C’est violent mais elle accepte. Elle affronte les vapeurs d’alcool, sa bouche qui pue le cendrier froid, la morve qui, souvent, coule de son nez. Elle ferme les yeux et se laisse prendre, entre la table de la cuisine et le buffet. Ce n’est jamais très long. Une fois qu’il a terminé, il s’effondre sur une chaise et s’endort aussitôt, le front collé sur le formica de la table. Elle, rassemble ses habits éparpillés sur les tomettes et va se coucher.
Lucie, ce soir, ne veut pas. Elle a claqué la porte après avoir affronté son regard, son pas lent et chaotique dans le couloir, son allure de fauve perdu.
Il s’est approché.  Elle a senti son haleine de vin macéré, il s’est accroché à elle comme un naufragé à sa bouée et, de trop de roulis, il a vomi sur la table puis s’est effondré près du bahut. Quelques minutes à couver sur le sol des convulsions éthyliques et il s’est relevé en grognant, a essuyé sa bouche du revers de la main en laissant sortir des dents comme des crocs. Elle a eu peur. Elle s’est enfuie. 

Lucie écrase sa cigarette dans un caniveau, en sort immédiatement une autre. Elle fait riper la roulette de son briquet. Une fois, deux fois, trois fois. Elle se colle près d’un mur pour s’abriter du courant d’air qui roule dans la rue et réessaye par deux autres fois de faire jaillir la flamme, mais en vain. Elle jette avec rage le briquet qui rebondit et explose comme un pétard mouillé sur le trottoir. Elle se sent lourde, elle a l’oeil sec secoué d’une paupière qui a envie de pleurer mais ça ne vient pas. Une femme déboule dans la rue en courant. Elle tente de l’interpeller, de lui demander du feu. Elle veut fumer, là, maintenant pour occuper son esprit embrouillé, pour oublier le monstre laissé à la maison, l’alcool et le sexe contraint, la bave de son homme dans le couloir et l’odeur de la mort qui inonde sa peau. Elle veut fumer toute la nuit pour retourner dans le rêve, dans l’étroite galerie où tournoient toujours ses envies folles d’amour.

© Igor Bitman


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