Mémoire des rives

Il passe son temps à nettoyer les bords de l’eau. Cette eau vive, après les pluies, charrie toutes sortes d’immondices, de branches, de boue mêlée aux herbes — une mélasse qui s’agglutine et fait barrage.
Il faut, dit-il, créer le passage à grands coups de pelle, élaguer les arbres pour éviter que ne s’ajoutent des branches aux branches venues d’ailleurs, de la mélasse à la mélasse des montagnes.
Son front porte haut dans ces moments-là. Il est le sauveur des eaux avant qu’en été, elles ne se taisent. Que le ruisseau s’éteigne. Que l’eau ne coure plus, qu’elle laisse place à une terre sèche parcheminée de crevasses. Certains lui disent que son travail ne sert à rien, qu’il faut laisser faire la nature. Que l’eau passe et se calme. Mais rien n’y fait. Il passe son temps à nettoyer les ravines.
Il sait ce que retient la mémoire des rives.

2021
  • 29.6.25

Le civet

Le soir tombe dans la cuisine,
un civet de lapin frémit sur le feu.

Une odeur de chasse se dégage 
de la grande casserole qui boite. 

Le couvercle se lève puis retombe
comme une cymbale malade. 

A moitié vide, la bouteille de rouge
garde le bouchon heureux.

On entend nos voix se blesser 
contre l’écran du téléviseur.

2020
  • 28.6.25

Le confiturier

Je me souviens des notes que tu laissais sur le petit meuble dans le couloir. Juste à côté du téléphone à cadran et au fil torsadé, quelques mots sur des post-it bleus qui ne se détachaient jamais de leur bloc. Un nom, un numéro, une fleur ou un gribouillis déposés là lorsque ton interlocuteur parlait trop, ne voulait plus raccrocher, se perdait en bavardages inutiles.
Je me souviens de ce meuble aux grosses joues. Tu l’appelais le confiturier, le petit confiturier en bois brun. Aucune confiture à l’intérieur, mais des blocs et des blocs de papiers bleus, neufs ou déjà griffonnés : des noms avec des numéros, des fleurs ou des gribouillis d’impatience.
Je me souviens de ce confiturier, lorsqu’il a fallu le déménager. Je l’ai vidé de tout ce papier bleu qui sentait la poussière. Quelques blocs se sont défaits. Alors, j’ai trié : les fleurs d’un côté, les gribouillis de l’autre ; les correspondants que tu aimais, et ceux qui t’agaçaient.
Je me souviens du tout petit bouquet de fleurs.

2020
  • 27.6.25

Tari

De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris. La pierre sèche dont on faisait des sanglots. Les pluies qui ne venaient pas, même en suppliant le ciel longtemps. L’écho long et profond de ma voix qui descend dans la terre. Les petites joies cachées sous les cailloux, brins d’herbes folles dans le vent pour oublier le temps. La patience des longues journées d’été à qui la nuit tirait des ivresses.

2020
  • 22.6.25

Jeux d’eau

L’enfant, dans les jeux d’eau de la place, cherche le regard de maman. Étonné, il s’aperçoit qu’éclabousser n’est plus interdit. S’amuser avec les jets, aujourd’hui, est permis. Va savoir pourquoi, à la maison — semble se demander la petite tête ronde qui se tourne vers moi — une pareille giclée que je viens de t’envoyer sur les pieds, quand je la projette du robinet de l’évier au parquet, s’avère la pire des bêtises.
Oui, petite tête ronde, tout ça n’est pas simple… mais continue !
  • 21.6.25

Rasade

Une rasade de soleil dans le café
et toute la parole s’exile.

Peu de mots viennent à moi
pour espérer la rejoindre.

Un courant d’air me surprend,
une onde plate au niveau du sourcil.

Je cherche dans le ciel trop bleu
une insouciance à qui sourire.

2018
  • 19.6.25

Ciel bas

Un ciel bas promène un chagrin,
longe les bords d’une mélancolie

sans jamais la toucher de peur
d’en apercevoir l’épaisseur.

Une brume lumineuse se débat,
apaise l’œil de son soleil fragile.

L’espace est mince pour en tirer
une joie sans se sentir redevable.

2018
  • 15.6.25

Vairon

Dans la rivière de l’enfance, près des rochers
glissants où les truites font leur ronde,

là où va l’obscure vase, aujourd’hui encore les mots
sont courts pour dire les écorchures au genou,

le bout des doigts flétri, l’odeur de serpillère sale
remontant des racines de l’arbre,

nos cris dans la vallée quand s’agitent les ombres
et cette eau vairon qui toujours frétille dans les yeux.

2020
  • 14.6.25

Débrayage

Quand le moteur du jour débraye, jeter une pensée espiègle dans le cambouis du ciel en soudant d’un regard une ombre grasse, en décalant d’un doigt les rouages d’un nuage ou en freinant d’un soupir l’effacement naissant d’un arbre ; puis s’en remettre au sommeil des bêtes sans vraiment comprendre à quoi rime toute cette mécanique.

2017
  • 11.6.25

Le bout de ses souliers

Il fait un jour à regarder le bout de ses souliers. 
Un jour qui sent les petites blessures de l’enfant. La nuit à midi, une honte qui peu à peu nous envahit. Plus un mot ne peut sauver les heures qui passent. Et ça provoque comme une mauvaise ivresse. Le souffle court. Inspirer est une marche, expirer un escalier sans fin. Y penser est une bombe. On pourrait mourir là, écraser par soi-même. On espère juste que le ciel s’ouvre pour quitter ses pieds. 
Il fait un jour à regarder le bout de ses souliers.

2020
  • 11.6.25

Travaux

À la faveur de travaux, la rue perd sa rectitude. La traverser devient un défi : sauter de planche en planche, une épreuve que certains peinent à réussir en bougonnant ; d’autres l’ignorent, longeant le bord du trottoir, s’appliquant — un pied devant l’autre, bras écartés — à sourire à l’enfant qu’ils étaient, dans le bonheur des marges.
  • 9.6.25

Arum

Je ne t’ai jamais déposé de fleurs. Ne m’en tiens pas rigueur. Je n’ai pas la nostalgie fleurie mais la mémoire aussi fragile qu’un pétale d’arum. Mon hommage passe par une parole creuse que je tire à l’infini. Un langage de peu d’éclats comme la fleur sauvage qui pousse à la lisière de ton ruisseau. Elle y trouve l’eau et le calme souterrain de la terre. La tige grimpe longue, fière et droite et me tend un calice blanc et violet qui s’ouvre comme un deuil. Est-ce un hasard si l’arum dégage cette odeur si particulière de charogne ?

2016
  • 8.6.25

À travers un verre

Je regarde à travers un verre l’étrange déformation du dos d’un livre. Prises dans la matière ciselée, les couleurs fuient sur les bords. Il semble qu’elles bavent et que l’ordinaire s’en effraie. 
Le titre, le nom de l’auteur mutent : un A devient un B, un C allongé une corne ; un E tire la langue tandis qu’un F me lance une flèche multicolore. Je bois un peu d’eau, repose le verre qui reprend son kaléidoscope multipliant contorsions et métamorphoses. 
Je continue ainsi jusqu’au verre vide qui, par la condensation, se voile d’une buée de plus en plus opaque. Lentement, les couleurs s’éteignent, les lettres retrouvent leur place. Le livre disparaît, une certaine joie aussi. 
  • 7.6.25

J’aime le jardin de mon père

J’aime le jardin de mon père, avec ses grillages troués, ses allées mal dessinées où la terre se fait la belle dès les premières pluies tombées.  

J’aime le jardin de mon père, ses allées de tomates tordues, ses ravines où l’eau coule mal, résiste à des poignées d’herbes dressées là comme des barrages. 

J’aime le jardin de mon père, ce petit foutoir aux arrosoirs percés, aux seaux en plastique brûlés, aux vieux outils de fil de fer ou de chiffons rafistolés.

J’aime le jardin de mon père car il reste dans ma mémoire le lieu qui ne ressemble en rien à l’éducation stricte et ordonnée qu’il a tant voulu me donner.

2020
  • 6.6.25

Sur le palier

Je vais ouvrir la porte sans y penser, la refermer sans me retourner, glisser les clés dans ma poche.

Je vais dire bonjour sur le palier au voisin, qui aura refermé sa porte sans y penser, se sera retourné…

M’aura salué, les yeux mal allumés sur ce nouveau matin parmi tous les matins futurs et passés dont on peine à trouver les clés.
  • 3.6.25

Visages

Il y a les visages de l’enfance 
ouverts ici comme des paysages

— soudain, par je ne sais quel artifice,
revenus d’une mémoire cabotine. 

En parler du fond de leur nuit, 
est-il façon de les faire revenir ?

Vanité du poème que de remplacer 
les regards par des mots.

2020
  • 1.6.25