De l’enfance, je retiens la timidité trop présente comme une intimité mal gérée. Être parmi les autres à cet âge où tout reste ouvert, trop ouvert ; où la part du sensible qui doit se dire ou se montrer reste floue. Difficile temps durant lequel il fallait apprendre à régler ses émotions sur celui qui devant nous s’exposait. Le curseur de la pudeur poussé parfois jusqu’a l’indécence, sans qu’on ne comprenne vraiment comment la situation pouvait si vite évoluer d’un extrême à l’autre, d’un simple mot, d’un simple geste. Pourtant, je retiens ces mots malhabiles, ces gestes gauches, ces discours embués dans une eau d’angoisse comme autant de marches d’une grande échelle qui court encore dans le ciel.
la rue tremble sous la pluie
rend au monde son flou
à mes pas l’irréalité
quand du voile sort
une dame masquée
comme il se doit
d’un sourire dans les yeux
comme je le crois
plein d’espoir de clarté
De l’enfance, je retiens des instants aussi fugaces qu’inutiles. Un mot, un geste qui reviennent sans qu’ils soient invités dans un éclair traversant la pensée. De l’anodin surgissant pour donner du non-sens à ce qui en a déjà beaucoup. Un feu dans la mémoire que rien ne parvient à éteindre. Il faudrait s’allonger sur un divan et se laisser aller pour vraiment comprendre pourquoi la mémoire a choisi de tels instants. Inconscient, fixation puis pirouette pour effacer le réel ? Que gardait de l’enfant quand les jalons sont si inextricables ? Écheveaux sombres dans le coin de la tête placés là pour me défier d’en tirer des merveilles.
Nos yeux se collent sur la vitre,
buée sous les paupières,
et nos souffles se coupent
sur les copeaux du paysage
tant l’automne secoue les arbres.
Là le bruit des hommes
dans le brouillard s’ébroue,
cherche des poux à la rue,
rôde sous les lumières molles
de quelques feux perdus.
Le jour a des impatiences
dans les jambes et les mains
serrées sur le cœur.
Il faudrait faire craquer
les courbes du ciel,
revoir le pays des orages
les prendre en espérance,
retrouver la sortie
dans le petit couloir de lumières
qu’il nous offre.
Mais tout court trop vite
dans nos corps endoloris
pour dénouer la parole
qui monte à la gorge.
Un instant indécis vient
et flotte dans la pièce,
cherche sa place, son assise
parmi nous qui sommes là
pleins de certitudes froides.
C’est de cette rencontre,
souffle invisible contre corps,
que naît l’espace d’être
collision douce et ivre
qu’aucun mot n’explique.
Retrouvez ci-dessous le podcast de l’émission La route inconnue diffusée samedi 14/11/2020 sur Radio Grand Ciel. Je cause avec Christophe Jubien d’écriture et de lecture, bien sûr. Et en fin d’émission, Christophe lit des extraits de La ligne sous l’œil paru aux éditions Gros Textes.
Si cette lecture vous donne envie de lire le livre, il est disponible auprès de l’éditeur en clique and cueillette postale > https://grostextes.fr/publication/la-ligne-sous-loeil
De l’enfance, je retiens les longs dimanches près du feu de bois. La chaise de paille à la large assise et le père courbé au tisonnier. La mère loin à la couture affairée, un œil sur l’aiguille, l’autre sur le chas de nos pensées. Le silence qui fait des mailles, du salon au crépitement des flammes et nos regards perdus dans la danse hypnotique du feu. Couleurs de la langueur. Du bleu long au jaune court, du rouge à nos joues au tas de braises naissant. Nos corps près de la cheminée à chercher la chaleur qui nous manque. Les va-et-vient du patriarche pour alimenter le foyer de bûches toujours plus grosses pour que jamais ne se tarisse cette joie contenue, pour que jamais n’adviennent nos cendres froides tant redoutées.
On descend un peu dans la rumeur de la ville. Pour prendre le pouls de ceux qui ânonnent des histoires de couvre-feu. On parle au voisin qui serre contre lui sa fenêtre. Sa tête dépasse du mur, s’invente un paysage sombre sur lequel tombent des bombes invisibles. Comme en quarante mais il n’y a plus les boches dans la rue. Comme en vingt, il est vingt-et-une heures et sur les toits le silence éclate.
le matin remonte dans ta gorge
pour réveiller l’esprit de ta langue.
Tu parles encore dans ta tête
du temps et de la petite musique
qui composeront la journée.
Tu es là, convoqué par le jour
à compter les changements
de lumière sur les murs.
Les mains pleines d’ombres
et des mots blessés sur la langue.
De l’enfance, je retiens la douleur des autres et comment ils s’évertuaient à la masquer. Faux semblants et visages irradiés de mensonges, ombre épaisse leur barrant le cou cachée sous des écharpes de joie. Douleur qui traversait la mienne, elle-même dissimulée grâce aux murs de paille érigés autour du bonheur. Longtemps, ce qui en résultait de silence en moi oeuvra à ouvrir les mots d’aujourd’hui.
Vous avez des symptômes ?
Ça tonne dans le thorax. C’est un bruit sourd puis soudain ça gronde. Voilà l’orage dans le corps et surtout dans la tête. Il faut tousser mais dans l’open-space, toute éructation est suspecte comme l’alerte au colis piégé dans une gare. Périmètre de sécurité. Il faut lever le doute. Tu tousses, c’est un symptôme dit-on, messe basse. Ça bruisse et on retient le picotement dans la gorge pour qu’il ne fasse pas trop de bruit. On s’abrite sous le masque et quand on ne tient plus, on part aux toilettes lâcher le virus dans le lavabo.
Il faut lever le doute.
L’orage faiblit mais ne passe pas. Un nuage menaçant traverse l’esprit. Il faut s’isoler, arrêter tout contact, ne plus aller travailler et tousser chez soi. Un rhume, un gros rhume, voilà tout. Oui, mais. Une petite musique s’installe sous l’orage. Une marche quasi-militaire avec des notes précises qui tapent sur le sol et dans le crâne. Un peu de fièvre ? Non, même pas. La toux qu’il faut masquer, c’est tout. Il faut tester.
Voilà désormais que ça tonne aussi dans les corps qui m’entourent. 9h30, esplanade Charles de Gaulle, un joli jour de fin d’été. L’orage bat dans les cœurs qui attendent les uns derrière les autres. Centre de dépistage COVID-19 le mardi et le jeudi de 9h à midi. La file s’allonge, s’allonge. On ne tousse pas. On retient notre mètre de distance. On évacue dans les masques en tissu. Certains s’écartent un peu plus que les autres, forment leur périmètre de sécurité.
Il faut lever le doute.
Le jour s’est ouvert sur une flaque tiède de la veille. Après l’orage et ses grondements. Maintenant, on gobe une eau croupie. Dans nos regards, l’huile de la nuit. À la surface, une peau grasse flotte et ressemble au reflet d’un arc-en-ciel. Du vert gris au bleu, du mordoré qui passe sur un rouge sang. Nos heures sont lourdes et tièdes de la veille. Il faudra tout le jour lever les paupières, laisser le soleil boire l’eau de nos bouches.
s’agiter dans le miroir du couloir,
petites bulles de joie innocentes
qui dans l’air invisibles dansent.
Le souvenir regarde la maison
vieillir sous ses lambris de bois
lentement comme se défait
une peau de sa couleur d’été.
Le souvenir et la maison voient
sous le murmure des fenêtres
peine et joie deviser du temps
et du lieu où il faudra renaître.
De l’enfance, je retiens le vent et les mots sourds. L’équilibre précaire lorsqu’arrive la bourrasque. Le battement des heures en haut du clocher quand l’attente est une prière. La parole qui m’occupe l’esprit n’est qu’un bruit pour oublier l’histoire. Que de battements sourds dans la nuit pâle ! J’attends que la tramontane passe sous les draps, visage tiré qui observe le vide, bouche ouverte d’où aucun son ne sort.
De l’enfance, je retiens les bruits de cuisine et la table rouge en Formica. Le temps long des repas, le compas des jambes de maman devant le mur de faïence. Le déplacement de l’aiguille de l’horloge sous l’éclair des regards. Il faut de l’obstination à la mémoire pour défaire les noeuds pris entre la table, son tiroir à pain et les faux souvenirs. Il faisait chaud devant le four quand venait l’heure de ne plus rien dire. Bruits des coups de fourchette et du couteau qui tranche la viande. La tendresse du sang attendait une main tendue qui n‘était qu’un poing.
De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris. La pierre sèche dont on faisait des sanglots. Les pluies qui ne venaient pas même en suppliant le ciel longtemps. L’écho long et profond de ma voix qui descend dans la terre. Les petites joies cachées sous les cailloux, brins d’herbes folles dans le vent pour oublier le temps. La patience des longues journées d’été à qui la nuit tirait des ivresses.
Elle vient au bord de la fenêtre
chaque jour nourrir les pigeons
une fleur dans ses cheveux gris
pour faire honneur à ses enfants
car les vrais ne viennent plus
Vite réunis par petites volées
trois, quatre puis ne compte plus
les coups de bec sur les volets
c’est un rendez-vous de solitude
la peau grasse d’un mauvais lait
La grande porte en bas du bahut est l’embouchure d’où se déverse le fleuve des enfants qui sortent de classe.
Ça sent la marée dans la cour : de la transpiration de craie, de gommes et de colle, des petites lâchetés sous les tables, des sourires gênés et des grosses flambées sur les joues mais aussi on sent de belles rivières fraîches qui s’écartent du fleuve avec leurs petits groupes rangés par affinités, les plus grands qui toisent les petits, les gros caïds qui font face aux filles effarouchées, ou bien l’inverse.
Il n’en faut pas plus à cette évocation pour rejoindre le banc sous le préau, celui qui se cache sous l’ombre des arches, à l’abri de l’eau qui fait des vagues, loin du limon qui nous colle aux pieds ; il n’en faut pas plus à cette évocation pour que revienne le souvenir du premier baiser.
Tiroirs
Archives
-
▼
2021
(7)
- mars 2021 (1)
- février 2021 (4)
- janvier 2021 (2)
-
►
2020
(117)
- décembre 2020 (7)
- novembre 2020 (9)
- octobre 2020 (3)
- septembre 2020 (5)
- août 2020 (9)
- juillet 2020 (15)
- juin 2020 (23)
- mai 2020 (12)
- avril 2020 (6)
- mars 2020 (7)
- février 2020 (12)
- janvier 2020 (9)
-
►
2019
(198)
- décembre 2019 (6)
- novembre 2019 (10)
- octobre 2019 (10)
- septembre 2019 (20)
- août 2019 (14)
- juillet 2019 (24)
- juin 2019 (25)
- mai 2019 (20)
- avril 2019 (25)
- mars 2019 (21)
- février 2019 (15)
- janvier 2019 (8)
-
►
2018
(156)
- décembre 2018 (9)
- novembre 2018 (5)
- octobre 2018 (8)
- septembre 2018 (9)
- août 2018 (11)
- juillet 2018 (8)
- juin 2018 (12)
- mai 2018 (14)
- avril 2018 (15)
- mars 2018 (30)
- février 2018 (20)
- janvier 2018 (15)
-
►
2017
(205)
- décembre 2017 (27)
- novembre 2017 (45)
- octobre 2017 (34)
- septembre 2017 (18)
- août 2017 (11)
- juillet 2017 (28)
- juin 2017 (16)
- mai 2017 (6)
- avril 2017 (5)
- mars 2017 (5)
- février 2017 (5)
- janvier 2017 (5)
-
►
2016
(169)
- décembre 2016 (5)
- novembre 2016 (8)
- octobre 2016 (11)
- septembre 2016 (9)
- août 2016 (11)
- juillet 2016 (15)
- juin 2016 (21)
- mai 2016 (16)
- avril 2016 (19)
- mars 2016 (17)
- février 2016 (19)
- janvier 2016 (18)
-
►
2015
(106)
- décembre 2015 (17)
- novembre 2015 (13)
- octobre 2015 (11)
- septembre 2015 (17)
- août 2015 (15)
- juillet 2015 (9)
- juin 2015 (9)
- mai 2015 (13)
- avril 2015 (1)
- mars 2015 (1)
-
►
2014
(9)
- décembre 2014 (1)
- septembre 2014 (1)
- juillet 2014 (2)
- mai 2014 (1)
- mars 2014 (1)
- février 2014 (2)
- janvier 2014 (1)
-
►
2013
(35)
- décembre 2013 (1)
- novembre 2013 (3)
- octobre 2013 (3)
- septembre 2013 (2)
- août 2013 (3)
- juillet 2013 (3)
- juin 2013 (4)
- mai 2013 (3)
- avril 2013 (3)
- mars 2013 (5)
- février 2013 (2)
- janvier 2013 (3)
-
►
2012
(59)
- décembre 2012 (5)
- novembre 2012 (4)
- octobre 2012 (7)
- septembre 2012 (5)
- août 2012 (6)
- juillet 2012 (5)
- juin 2012 (4)
- mai 2012 (5)
- avril 2012 (8)
- mars 2012 (4)
- février 2012 (4)
- janvier 2012 (2)
-
►
2011
(214)
- décembre 2011 (4)
- novembre 2011 (8)
- octobre 2011 (12)
- septembre 2011 (37)
- août 2011 (49)
- juillet 2011 (40)
- juin 2011 (15)
- mai 2011 (11)
- avril 2011 (7)
- mars 2011 (10)
- février 2011 (7)
- janvier 2011 (14)
-
►
2010
(135)
- décembre 2010 (11)
- novembre 2010 (12)
- octobre 2010 (18)
- septembre 2010 (11)
- août 2010 (4)
- juillet 2010 (13)
- juin 2010 (13)
- mai 2010 (17)
- avril 2010 (13)
- mars 2010 (10)
- février 2010 (5)
- janvier 2010 (8)
-
►
2009
(90)
- décembre 2009 (9)
- novembre 2009 (15)
- octobre 2009 (17)
- septembre 2009 (11)
- août 2009 (22)
- juillet 2009 (16)


Cette publication est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 2.0 France
