Sourire coincé

17.3.13

Il nous a cueilli dans la grand rue, toi tu longeais les murs, toujours discrète, le dos courbé et les mains dans le dos en bonne vaillante de dieu, tu allais te recueillir à l’église. Moi, je sortais à peine du turbin ; je crois que je te suivais sans que tu me voies et j’allais, bon brave, vers mon temple et mon dieu à moi me jeter quelques calva à la santé et au repos du peuple. 

Au début, on voulait lui foutre sur la gueule tant on croyait  qu’il se foutait de la nôtre. Tu disais : pourquoi il veut nous prendre dans sa boîte cet ostrogoth ? Je te répondais face à son regard d’ahuri : j’sais pas, peut-être qu’on a des bouilles qui d’un seul coup lui reviennent comme un boomerang à souvenirs, des tronches étranges qu’on voit plus de nos jours ; enfin de ses jours à lui, nous, longtemps qu’on les connaît et que les miroirs ne les calculent plus.

Il lui a fallu du mérite pour nous convaince de nous assoir là. Il a débarqué avec sa boîte noire sur pied, sec comme un citadin, puant le parfum chic et les chicots blancs comme du lait. Et puis il nous a demandé, a insisté. Tu as continué un temps ton chemin sans lui répondre, un regard vers moi pour que je te suive. Il nous a rejoint, crié qu’il nous voulait, qu’il allait faire une belle photographie, nous immortaliser, qu’il nous la montrerait, nous la donnerait, que ça ferait joli sur notre cheminée ou sur notre table de nuit. Tu l’as regardé avec ton air cynique, tu l’as toisé en bonne dévote. Comme si nous avions une cheminée et un lit.

Puis tu as hoché légèrement la tête vers moi et tu as accepté pour nous. Après tout, il nous offrait une minute de célébrité figée sur papier sépia, en plus de quelques sous de dédommagement. Alors on a posé en couple comme si on s’aimait, mais pas trop. Et aujourd’hui, je suis bien heureux d’avoir ton sourire coincé dans le revers de ma redingote.

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