Il fait un jour à tenir le paysage debout

Il fait un jour à tenir le paysage debout. 
On doute de notre regard. Des îlots de réalité qui le composent. Les points et les lignes qui tiennent le tout ensemble ont des tremblements. Petit séisme dans l’appréhension de ce qui se dresse devant nous. Il faut retenir nos langues qui auraient vite fait d’expliquer les petites erreurs du réel. Il y a trop peu d’arbres qui traversent la ville pour nous rassurer. Rien que ce trou sur le trottoir ne présage rien de bon.
Il fait un jour à tenir le paysage debout.
  • 29.6.20

La France a peur

Le soir tombe dans la cuisine,
un civet de lapin frémit sur le feu.

Une odeur de chasse se dégage 
de la grande casserole qui boite. 

Le couvercle se lève puis retombe
comme une cymbale malade. 

A moitié vide, la bouteille de rouge
garde le bouchon heureux.

On entend nos voix se blesser 
contre l’écran du téléviseur. 

Dedans, Roger Gicquel blafard
annonce : « La France a peur ».
  • 28.6.20

Il fait un jour à doubler par la droite

Il fait un jour à doubler par la droite. 
Je m’autorise à brûler les feux pour me retrouver seul au croisement des ombres, près d’un saule frémissant comme une rivière. Je  peux doubler la mise en laissant la nostalgie, goutte à goutte, s’effacer dans le mouvement de l’arbre. Stop. Je retire les mots superflus pour qu’un silence prenne place dans les racines. La pensée va sur les pentes, oublie la route et les codes de bonne conduite. Plus rien d’autre que l’air grisant de l’accélération du rêve, pied au plancher du temps. 
Il fait un jour à doubler par la droite.
  • 28.6.20

Les notes de papier bleu

Je me souviens des notes de papier bleu que tu laissais sur le petit meuble dans le couloir. Juste à côté du téléphone à cadran et au fil torsadé, quelques mots sur des post-it qui jamais ne se détachaient de leur bloc. Un nom, un numéro, une fleur ou un gribouillis que tu dessinais lorsque à l’autre bout du fil, ton interlocuteur parlait trop, ne voulait plus raccrocher, se perdait en conjectures ou en bavardage inutile.  
Je me souviens de ce petit meuble à grosses joues. Toi, tu disais le confiturier, le petit confiturier en bois brun. Aucune confiture bien sûr à l’intérieur mais des blocs et des blocs de petits papiers, des neufs comme des griffonnés : des noms avec des numéros, des fleurs ou des gribouillis d’impatience. 
Je me souviens de ce confiturier lorsqu’il a fallu le déménager. Lourd petit meuble à descendre par l’étroit escalier. Je l’ai vidé du papier bleu qui sentait la poussière. Quelques blocs se sont défaits sur le pavé. Alors, j’ai trié les fleurs d’un coté, les gribouillis de l’autre ; les gens que tu aimais et ceux qui t’agaçaient. 
Je me souviens du tout petit bouquet de fleurs.
  • 27.6.20

Il fait un jour à regarder le bout de ses souliers

Il fait un jour à regarder le bout de ses souliers
Un jour qui sent les petites blessures de l’enfant. La nuit à midi, une honte qui peu à peu nous envahit. Plus un mot ne peut sauver les heures qui passent. Et ça provoque comme une mauvaise ivresse. Le souffle court. Inspirer est une marche, expirer un escalier sans fin. Y penser est une bombe. On pourrait mourir là, écraser par soi-même. On espère juste que le ciel s’ouvre pour quitter ses pieds. 
Il fait un jour à regarder le bout de ses souliers.
  • 26.6.20

Il fait un jour à écosser des haricots

Il fait un jour à écosser des haricots.
Midi surplombe la table de la cuisine. Le soleil par la fenêtre tente de se frayer un chemin dans les rideaux. Il faut tirer le mauvais, clic et clic dans le silence. Quelques insectes se prennent dans le papier tue-mouches. Maman et moi à regarder plus haut que de nos yeux. À s’échanger des paroles molles sur le tapis de cosses. Compter les bouts de nos vies dont on n’a jamais rien dit. 
Il fait un jour à écosser des haricots.
  • 24.6.20

Il fait un jour à croiser des hobbits dans la rue

Il fait un jour à croiser des hobbits dans la rue. 
Sans s’en étonner. Leur parler Klingon en soulevant son masque. Un jour à jouer dans une série B. Sous un ciel vert barré de soucoupes volantes. Rêver allongé dans un pré cuit par l’été avec, au loin, des ballots de paille qui roulent. Serrer des mains à six doigts, claquer dix bises à un inconnu pourvu d’oreilles pointues puis rentrer se coucher dans un lit à baldaquin. 
Il fait un jour à croiser des hobbits dans la rue.
  • 23.6.20

Se prendre pour l’affluent

Maman porte en elle une rivière que papa ignore. Mais papa est le fleuve alors je fais mine de le suivre.
Traverser fleuve ou rivière revient à porter sa petite mare d’enfant, comme un vase rempli à ras bord qu’il vaut mieux ne pas renverser. 
Il ne faut pas se prendre trop tôt pour l’affluent.
  • 21.6.20

Mes yeux qui peignent ses longs cheveux noirs

Son parfum dans le long couloir sombre qui mène à la classe. 

La beauté de ses gestes sur le grand tableau noir. 

Sa chaise sur la petite estrade et le mouvement de sa jupe. 

Son pied presque nu qui dépasse du bureau. 

Sa voix qui monte, belle et grave, pour faire taire les cris. 

Ses mains qui claquent de la poussière de craie. 

Son étrange sourire qui délivre un mystère et ma note au dernier devoir. 

Mes yeux qui peignent ses longs cheveux noirs.
  • 20.6.20

Petit allongé

Les draps propres
à l’odeur de violette
découpent un bout de ciel
depuis la corde à linges. 

Deux longues épingles
font des oreilles de lapin
à l’horizon qui s’agite 
dans une flaque de bleu.  

Et toi, petit allongé 
sur l’herbe fraîche,
les orteils en éventail,
tu voudrais être le vent.
  • 18.6.20

Savoir se baisser un peu

On n’est pas plus heureux ni malheureux qu’avant,

il y a juste une différence de point de vue,
pas le même axe autour duquel le corps tourne. 

On gesticule toujours pour une terre intime,
la même qui résiste aux poids des années. 

Il suffit d’y penser, de savoir se baisser un peu
comme un animal qui passe sous de vieux arbres.
  • 17.6.20

On cherche le bon terrain

On cherche le bon terrain
pour placer les poteaux. 

Deux cailloux
sur deux casquettes feront l’affaire.

Le public déjà applaudit,
c’est la base le sang tout sourire. 

La pelouse est un peu rousse,
nos pieds sans crampon,

tant pis on glissera
comme Platoche ou Tigana.
  • 16.6.20

Même ombre qu’avant

Le soleil n’a plus la même ombre qu’avant. Devant la porte, on le sent bien. Le pavé est encore brûlant alors qu’il est déjà vingt-deux heures. 
Tu dis ça après avoir bu une gorgée de cette bière trop fraîche, en montrant le trottoir où le goudron s’étale en purée de poix. 
La bière n’a plus le même goût qu’avant. Et elle est plus petite, en plus. Avant trente-trois centilitres, maintenant vingt-cinq. Ils se moquent de nous, ces brasseurs, pareil que ce soleil. 
Tu dis ça en brandissant ton poing vers le ciel, vers toute une brasserie de nuages qui t’énerve. 
Le soleil et la bière me tapent sur la tête. Avant je pouvais boire et rester dehors en pleine cagne. Aujourd’hui, pauvre de moi, je ne suis plus la même ombre qu’avant.
  • 15.6.20

Tu comprendras plus tard

Il y a aussi, ténue
cette absence au monde,

ignorant de la chose des grands
sous leur chuchotement

comme une plainte 
ou une gêne navrante 

qui en disait trop peu
des questions soulevées. 

Ça répliquait : tu comprendras 
plus tard, ne te mêle pas. 

Même si aujourd’hui j’ai compris,
rien du mensonge ne s’est  évanoui.
  • 14.6.20

Les mots sont courts

Dans la rivière de l’enfance,
près des rochers glissants 
où les truites font leur ronde,
là où va l’obscure vase,
aujourd’hui encore 
les mots sont courts pour dire
les écorchures au genou,
le bout des doigts flétris,
l’odeur de serpillère sale
remontée des racines de l’arbre,
nos cris échos dans la vallée
quand s’agitent les ombres
et cette eau vert vairon
qui toujours frétille dans les yeux.
  • 13.6.20

La mémoire a ses marottes

La mémoire a ses marottes
qui surgissent ingénues 
avec leur tête de fantômes,
leur étrange contenu,
formes et états hors normes
revenus d’un passé difforme.
En faire le tri pour couler le sens
dans une pauvre réalité s’avère 
pure fuite, exercice de sang
en quête d’une filiation perdue,
intime guerre pour un territoire
imaginaire à toujours reconquérir.
  • 12.6.20

Un enfant sur nos épaules

Le matin au réveil l’esprit 
plein de l’envers du monde,

un enfant sur nos épaules 
se dispute avec la fin d’un rêve. 

Entre peur et courage,
le jour s’ouvre comme un cahier d’école. 

Il faudra encore essayer
de bien écrire sur les lignes.
  • 11.6.20

On est des cris stridents

On est des cris stridents 
sortis de la cour d’école. 

On est le rouge aux joues
et le genou mercurochrome. 

On est des amitiés de sang
autour d’un pin dégarni. 

On est ce temps percé
qui n’a pas de durée.

On est l’âge tire-langue
qui compte pour de faux. 

On n’a pas d’autres intérêts  
que le sourire de la voisine.
  • 8.6.20

Ces mercredis de traîne

Ces mercredis de traîne 
sont des ciels ouverts 
au fond de la cave de la semaine. 

J’y fais des voeux craignant 
l’immensité du vide comme 
la colère d’une foule invisible. 

La bêtise arrimée aux nuages,
une tartine posée au bord d’un bol de lait,
une barre de chocolat noir sur le rivage,

de ces jours à la langueur joyeuse,
où personne ne peut comprendre
de mes sentiments la légèreté brumeuse.
  • 7.6.20

J’aime le jardin de mon père

J’aime le jardin de mon père,
avec ses grillages troués,
ses allées mal dessinées
où la terre se fait la belle
dès les premières pluies tombées.  

J’aime le jardin de mon père,
ses allées de tomates tordues,
les ravines où l’eau coule mal,
résiste à des poignées d’herbes
dressées là comme des barrages. 

J’aime le jardin de mon père,
ce petit foutoir aux arrosoirs percés,
aux seaux de plastique brûlé,
aux vieux outils rafistolés 
de fil de fer ou de chiffons serrés. 

J’aime le jardin de mon père
car il reste dans ma mémoire
le lieu qui ne ressemble en rien
à l’éducation stricte et ordonnée
qu’il a tant voulu me donner.
  • 6.6.20

Laissez-passer

L’enfance est ce laissez-passer
qui autorise le rêve à piétiner les mots. 

J’y reviens souvent quand 
je n’attrape plus que du silence. 

Elle devient rampe où me tenir,
au moins pour le temps qui vient.
  • 4.6.20

Visages de l’enfance

Il y a les visages de l’enfance 
ouverts ici comme des paysages. 

Soudain, par je ne sais quel artifice,
revenus d’une mémoire cabotine. 

En parler du fond de leur nuit, 
est-il façon de les faire revenir ?

Vanité du poème que de remplacer 
les regards par des mots.
  • 2.6.20

À la mesure des mots

Du petit enfant qui hausse le ton pour exister, se rassurer ou de l’ennui s’amuser,

tu ne sais plus rien
tant on t’a étourdi à la mesure des mots,
à lever la main pour dire,
à baisser la tête face aux plus grands. 

Tu sais juste aujourd’hui ce pays intime où coulent des larmes qui ne t’appartiennent pas.
  • 1.6.20